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Merci à la France d’être en retard

Rien de tel que le regard acéré d’un commentateur étranger pour s’interroger sur l’état de la France. «Merci d’être en retard», le dernier livre de l’éditorialiste du «New York Times» Thomas Friedman, permet de pertinents parallèles

Image d'illustration. Dans les rues d'un village normand — © 123rf
Image d'illustration. Dans les rues d'un village normand — © 123rf

Comprendre la mondialisation et le tsunami d’accélération qu’elle engendre. Expliquer nos vies bouleversées. Revenir, nostalgique, dans la localité de son enfance pour s’interroger, non pas sur les crispations identitaires fatales, mais sur les moyens de poursuivre l’indispensable adaptation qui fait la force des Etats-Unis.

Ce voyage éditorial est celui que Thomas Friedman, du «New York Times», entreprend dans «Merci d’être en retard» (Ed. Saint-Simon), dont la lecture est recommandée. Or tout, ou presque, dans cet essai inquiet sur les ruptures sociétales, technologiques et politiques qu’entraîne la puissance de calcul toujours plus grande des processeurs, peut nous ramener à la France par des biais détournés.

Un intellectuel en mode pause réfléchit

L’histoire est la suivante. Friedman, domicilié à Washington, gare sa voiture dans le parking d’un grand hôtel de Bethesda pour prendre le métro et se rendre à son bureau. Le gardien du parking, éthiopien, l’interpelle car il tient un blog. Le journaliste hésite, puis le prend sous son aile et lui explique comment transformer ses billets en «columns» pugnaces. Une complicité s’ensuit, ponctuée d’échanges sur le temps qui passe (de plus en plus vite). L’auteur, sans cesse interpellé par les excuses de ses convives lorsqu’ils sont en retard, décide alors de profiter de ces pauses inattendues pour s’interroger sur ce monde qui tourne (de plus en plus vite). Une évidence s’installe, bienvenue: un ordinateur en mode pause s’interrompt, un intellectuel en mode pause réfléchit… Bingo.

Lire aussi notre chronique:  Le «Mal français», recette éditoriale et présidentielle

J’ai, à mon tour, profité d’un retard pour regarder la France en lisant Friedman. Et le parallèle m’a sauté aux yeux. Premier point: l’éditorialiste né en 1953 avoue son désarroi. Ce monde-là va trop vite, même pour les Etats-Unis. Que la vie était simple à Saint-Louis Park, Minnesota! L’auteur a grandi là, dans cette ville pavillonnaire où affluèrent les familles juives après la guerre. La discrimination y était réelle, mais l’ascenseur social, la solidité de la classe moyenne («le pays s’étourdissait de fierté et de perspectives radieuses») et la prospérité économique la rendaient poreuse. On croirait entendre une ode aux villes moyennes françaises de la province et à la République qui «fonctionnait jadis». Le sentiment d’écroulement d’un modèle n’est pas spécifique à ce côté-ci de l’Atlantique.

«Nouveau contrat social»

Je suis tombé, poursuivant ma lecture, sur les pages de Friedman sur le «nouveau contrat social». Tout l’enjeu, explique l’auteur, est de recréer une classe moyenne dont l’axiome ne sera plus d’être seulement capable de travailler, mais d’avoir les compétences requises pour exercer correctement les emplois disponibles. «Mieux lire, mieux écrire, mieux compter, mieux programmer.» La différence est peut-être là. Le changement tectonique en cours n’est pas supportable à machine éducative égale. «Etre davantage créatif, collaboratif et communicatif» est le défi, selon l’éditorialiste. Les trois termes sont dynamiques. La différence d’approche avec l’éducation nationale à la française, si statique, est patente.

J’ai poursuivi mon parallèle avec, devant moi, un autre essai passionnant: «Le Droit au bonheur – la France à l’épreuve du monde» (Ed. Stock) de Pierre Haski. Et j’ai réalisé l’abîme: pas une fois, dans son ouvrage, Thomas Friedman ne parle de bonheur. Même les années cinquante américaines ne tombaient pas dans ce piège. Version Saint-Louis Park? «Notre Minnesota avait la capacité d’enraciner ses citoyens et de les armer pour l’avenir.» Pragmatique. Version française? «La bonne conscience républicaine nous a permis de vivre depuis des décennies en acceptant une société qui pratiquait la discrimination à haute dose.» Sacrément hypocrite.

La France immobile tient

Le problème est que cette fable moderne ne connaît pas d’épilogue. Ce qui rend d’autant plus piquante la comparaison. Aujourd’hui, selon les critères de Friedman pour «survivre dans le monde de demain», les Etats-Unis devraient être une démocratie apaisée, huilée, inspiratrice. Or Donald Trump y a pris d’assaut la Maison-Blanche, poussé par la colère et le sentiment de déclassement des «petits Blancs». A l’inverse, la France «hypocrite» devrait avoir sombré. Or le pays tient – pas toujours bien certes – à la fois paralysé par la force de son immobilisme éducatif, social ou identitaire, et poussé vers l’avant par sa propension à l’interrogation et au bonheur. Marine Le Pen est, on le sait, en embuscade présidentielle. Mais le pire n’est pas sûr. A l’heure de la mondialisation fatale, la France peut continuer d’arriver en retard.

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