Depuis qu'il s'est mis en ménage avec un chien, notre chroniqueur redécouvre le monde à travers les yeux d'un bouledogue anglais.

Dans ce numéro spécial du magazine T, toutes les illustrations ont été générées par différentes intelligences artificielles, assistées toutefois d’une intelligence humaine, celle du photographe lausannois Mathieu Bernard-Reymond.

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement

Le Roman inachevé, Louis Aragon, 1956

Moi sans elle? Un horizon sans paysage, une mer sans sillage, des vacances sans coquillages, un jour sans fin, un ciel sans avions, une aube sans rosée, un matin sans éboueurs. Un soir sans araignée.

Sans ma chienne, je suis Milou sans Tintin. Tintin sans le capitaine Haddock. Dupont sans Dupond. Une cast(r)afiore sans bijoux. Un cerveau sans phylactère. Un film sans personnages secondaires. Un jour sans lecture. La philosophie sans boudoir. Une bibliothèque sans Proust. Le Valais sans «Sa Préférée». La littérature sans le mensonge. La nostalgie sans Abba. La danse sans le silence. Shakespeare sans Roméo. Le travestissement sans aveux. Lucky Luke sans Rantanplan.

Nous, grâce aux animaux de compagnie, nous connaissons le sentimentalisme facile, les émotions simples, les ascenseurs qui n’exigent pas de retours, le pathos sans gêne, l’amour sans la guerre, les détails sans le diable. Grâce aux animaux, nous caressons le mystère. Et nous pouvons éprouver cette perplexité si bien décrite par l’éthologue Frans de Waal: «Il est impossible de regarder dans les yeux un grand singe sans se voir soi-même. Celui qui vous rend votre regard est moins un animal qu’une personnalité aussi forte et volontaire que la vôtre.» (PS: il est possible de remplacer, dans la phrase précédente, l’expression «grand singe» par cochon d’Inde, caniche, dahu ou baleine bleue.)

Moi, sans elle? L’insomnie sans ronflements, la main sans possibilité de caresser des babines, les promesses de l’aube sans crottes à ramasser, la vieillesse sans régression. Sans ma chienne Kimbelle, je suis une penderie sans smoking. Une valise sans un volume de Toni Morrison. Un coucher de bonne heure sans lecture. Vingt-quatre heures sans yoga. Une vie sans lubie. Une existence sans Kägi Fret.

Sans eux, les animaux de compagnie, nous serions moins superficiels. Donc plus méchants. Nous serions moins frivoles. Donc plus mortels. Et plus menteurs. Sans eux, nous oublierions plus souvent la compassion. Nous serions des cerveaux sans empathie, des intelligences sans instincts, des cœurs sans chamade. Nous serions plus Descartes et moins Pascal, quel dommage. Nous serions toute la musique mais sans la pop.

Sans eux, nous serions des âmes sans possibilités d’épanchements, des épanchements sans mouchoirs, des mouchoirs sans larmes, des larmes sans confiance, de la confiance sans innocence, de l’innocence sans sentimentalisme. La vieillesse sans Kinder Surprise. L’enfance sans «il était une fois». Des vies sans eau de rose. Des déserts sans caravane. Des gâteaux sans cerise. Des humains sans sourires bêtes.

La dernière chronique Canin Royal: Kimbelle, dominatrice SM

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