De la neutralité au patriotisme
Ma semaine suisse
AbonnéOPINION. Les atrocités commises en Ukraine ont provoqué un réexamen de la neutralité, et de sa place dans l’identité suisse. Mais qu’elle soit instrument politique ou partie intégrante du sentiment national, pour notre chroniqueur, aimer sa patrie, c’est autre chose

Mythe constitutif de l’identité helvétique, inscrite au rang de nos valeurs fondamentales, en cet été 2022 la neutralité suisse est plus bousculée qu’elle ne le fut jamais depuis un siècle. Depuis les tentations prussiennes du chef de l’armée de 1914, Ulrich Wille, et le fameux discours du Prix Nobel Carl Spitteler appelant à la cohésion. Mais, en cet été 2022, comment rester neutre face aux atrocités commises en Ukraine? Peut-on encore être fidèle aux valeurs nationales en relativisant la neutralité? Ce sont ces questions qui crispent le pays: la neutralité intégrale n’est-elle plus qu’une fiction qui cache notre ambiguïté entre les enjeux économiques et notre position morale, relativiser la neutralité reviendrait-il à remettre en cause l’identité helvétique?
En attendant le rapport explicatif du Conseil fédéral sur les limites en matière de droit de neutralité et la marge de manœuvre politique, c’est Christoph Blocher qui mobilise l’attention avec le lancement, avant les vacances, de son initiative populaire pour la préservation de «la neutralité intégrale». Au-delà du débat qui va s’ouvrir sur l’espace d’interprétation de la politique extérieure laissé au gouvernement, c’est la question de l’identité et donc du sentiment patriotique qui en est l’enjeu.
Suisse immuable
En effet, selon le leader zurichois, la neutralité n’est pas seulement un instrument politique. Elle serait l’un des ciments d’une Suisse immuable dont il fait remonter l’origine à la défaite de Marignan et à la Paix de Westphalie de 1648 avec l’émancipation du Saint-Empire. Dans un échange avec le philosophe Georg Kohler, il y a une dizaine d’années, il regrettait ainsi que la Suisse officielle ait «refusé de célébrer la date la plus importante pour l’histoire de la Suisse indépendante et neutre».
Lire sur ce sujet: Ignazio Cassis: «Non, la neutralité n’est pas comprise comme une forme de lâcheté»
Dès lors, si dans la conception classique, le patriotisme est d’abord un sentiment universel, celui de l’appartenance, de l’attachement à un pays, à une région, à un style de vie ou à une culture, il est manifestement d’abord une idée politique chez Christoph Blocher et une partie de la droite nationale. Celle que la Suisse existe comme entité réelle et distincte, avec un peuple homogène, un corps organique soudé, et non une population en constante évolution selon l’idée dominante en Suisse romande. «Les Romands ont toujours eu une conscience nationale plus faible», avait imprudemment jugé en 2014 le leader UDC avant d’opérer une reculade.
Patriotisme civique
Par conviction internationaliste, pendant longtemps la gauche suisse et européenne a montré un certain dédain face au sentiment national. Dans une Allemagne dont le président Gustav Heinemann avouait que «c’est une patrie difficile», ajoutant «j’aime ma femme, mais pas l’Etat», les philosophes Dolf Sternberger et Jürgen Habermas ont développé le concept de «patriotisme constitutionnel», pour éviter de retomber dans les délires des années 1930. L’identité nationale doit être basée, selon eux, sur des valeurs telles que le pluralisme, la démocratie et la liberté d’expression plutôt que sur un «peuple homogène». Cette notion marque encore profondément la vie politique allemande.
Ce patriotisme civique, souvent mis en avant dans la notion suisse de «Willensnation», la nation de volonté, est toutefois trop abstrait pour combler entièrement notre besoin d’exprimer plus simplement notre affection pour les codes culturels, les paysages de notre enfance, les petites choses de la rue familières ou notre plaisir aux exploits de la «Nati». Car ce sont aussi ces petits riens qui créent notre identité et que partagent tous ceux qui, au fil des migrations, constituent la Suisse d’aujourd’hui. Nul besoin de neutralité et du Traité de Westphalie.
Chronique précédente: A l’OMC, la solidarité l’emporte sur la propriété absolue
Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.