Il fait chaud. Lourd. Nous sommes assis sur une terrasse neuchâteloise depuis une heure. Je lis le journal. Eux causent à bâtons rompus. Ils s’annoncent comme des «fous de philo», végétariens, alternatifs et citoyens, de gauche «sans fanatisme». Ils ont étudié la matière à l’Université de Neuchâtel, mais étaient plutôt adeptes du lac et du gazon, et de toute façon, la matière était «vraiment trop chiante et mal enseignée». Ces fous de philo annoncent la couleur: ils ne croient pas du tout nécessaire de lire ceux que la tradition appelle des «grands penseurs», beaucoup trop archaïques, poussifs, réac’, ni les auteurs plus modernes du courant dit «analytique», qu’ils jugent «trop scientistes et technocrates». Ils se raccrochent à des auteurs plus «proches du quotidien, moins élitistes, pas des rationalistes honteux, tu vois?». Ils dénichent leurs œuvres au rayon «développement personnel» des librairies – qui a lui seul est généralement plus vaste que l’histoire, la philosophie, la psychologie et la théologie – et ne jurent que par Neil Strauss et le docteur Murphy – qui font figure de «classiques».
Surgit un clodo tendance toxicomane, qui va de table en table. «Navré, répond le type, mais je dois d’abord m’aider moi-même avant d’aider les autres.» La jeune femme lui explique: «Tu vois, mon brave, il faut te recentrer, prendre sur toi, convoquer des pensées positives… Sinon, comment veux-tu que le monde t’appartienne? C’est d’amour, de chaleur et d’optimisme dont tu as d’abord besoin, pas d’argent.» Après avoir débité des énormités dans un goût similaire, le narrateur d’American Psycho crève l’œil du clochard et lui poignarde le ventre, lui fait sortir les tripes. Mes fous de philo se contentent de détourner le regard et de reprendre leur conversation où ils l’avaient laissée.