Les peuples crient. Les Chinois en brandissant des papiers blancs, pour dire qu’ils n’en peuvent plus du parti tout-puissant qui les bâillonne. Les Iraniennes en présentant leurs cheveux au vent pour défier les vieillards à turban et barbe blanche qui persistent à les oppresser. Les Syriens – mais que disent les Syriens dans leurs innombrables exils? Quant aux Ukrainiens, ils n’ont pas pris la parole, ils ont pris les armes pour repousser un envahisseur, au prix du sang et de terrifiantes destructions, depuis bientôt dix mois, dans leurs villes et leurs campagnes.

Jacques Pilet aime-t-il encore les peuples? Je me suis posé la question en lisant le livre d’entretiens denses et passionnés – et chaleureux – qu’il vient de publier aux Editions Alphil: Journaliste, le souffle de l’histoire, avec Jacques Poget. (Full disclosure, comme disent les Anglo-saxons: j’ai travaillé longtemps avec Pilet, sous sa houlette). Question apparemment absurde, s’agissant de quelqu’un qui s’est frotté aux gens, les écoutant, sur tous les continents, en plus de créer des journaux et d’animer des rédactions comme personne ne sait le faire, au point qu’on se sentait paresseux près de lui.

Mais à la fin, l’œil se fait plus froid, géopolitique, plus attentif au jeu des puissances. Et ce qui me trouble le plus, mais ne me surprend pas, car s’il est devenu un militant de la neutralité suisse, à un niveau personnel Pilet est le contraire d’un neutre, il a choisi son camp, et pas le plus ragoûtant. Sympathie, non pas pour le peuple russe, ce n’est pas sa spécialité, il regrette de n’en pas parler la langue, mais pour l’orientation qu’ont choisie ceux qui aujourd’hui le dirigent. Ce penchant est assez limpide, jamais mesuré à des voix contraires, par exemple celle, cinglante, de l’écrivain russe Mikhaïl Chichkine, qui vit en Suisse. Il est d’abord guidé, il me semble, par le peu de goût que Pilet a pour la puissance impériale américaine, sa domination, et sans doute ce qu’il y a de vulgaire et de rudimentaire dans sa culture.

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Provoquer plutôt que tendre la main

Comme il n’aime pas les faux-fuyants, le tiède, et qu’il ne recule pas devant l’obstacle, le journaliste commence le récit de ce qui l’a animé par le plus dur, les guerres, et d’abord notre grande déchirure ukrainienne. Dans la période qui a conduit à l’invasion, il s’est rangé, le livre le montre et aussi tout ce qu’il a écrit sur d’autres supports, dans le camp des réalistes sans émotion, dont de grands noms sont d’ailleurs Américains, Henry Kissinger, John Mearsheimer, Stephen Walt. Ce côté-là dit que les Etats-Unis et leurs alliés d’Europe portent une lourde responsabilité dans l’infection qui s’est développée depuis le début du siècle dans la large zone de l’ancien Rideau de fer. L’Ouest, abandonné à une sorte d’indifférence méprisante, a abusé de l’état de faiblesse de la Russie après l’affaissement de l’Union soviétique et la dislocation du camp qu’elle contrôlait. Plutôt que de tendre la main au géant blessé, tenant compte de ses besoins de sécurité et de son amour-propre, on l’a provoqué en titillant ses marches, en englobant ses anciens vassaux dans le système atlantique et ouest européen, sans prêter garde à ses protestations.

Cette thèse est bien sûr discutable, en particulier dans tout ce qui touche à l’Ukraine: indépendance plébiscitée en 1991, garantie de l’intégrité territoriale du nouvel Etat donnée par la Russie elle-même, puis volonté, à Moscou, de revanche et de rétablissement de l’ordre ancien. Elle fait aussi l’impasse sur la gestion catastrophique de l’immensité russe aux ressources innombrables, devenue une sorte de pétro-dictature, et dont le passage à la fin du siècle dernier du régime de parti unique à une tentative démocratique s’est fait dans l’ahurissant pillage des richesses soviétiques par ceux qui pouvaient s’y livrer, et forment aujourd’hui une bonne partie de la couche dirigeante.

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Beaucoup de vents contraires

Mais tout cela relevait du débat, de la discussion, de la gestion de rapports de force. Puis est venue l’invasion du 24 février, acte de guerre délibéré, déclenché par surprise après des mensonges en pagaille et de pseudo-discussions diplomatiques qui ont ridiculisé ceux qui s’y sont prêtés. Jacques Pilet dénonce cette agression inqualifiable avec la plus grande fermeté, comme tout le monde. Mais cette condamnation ressemble à un gage donné, bien forcé quand on a été pris à contre-pied, pour pouvoir persévérer dans la voie choisie. Comme si cette indignation sur le moment pouvait dispenser de tout examen sérieux de ce qui a conduit à la guerre et à sa préparation, tous ces discours tenus à Moscou qu’on évacuait en les attribuant à des Douguine marginaux. Comme si on était ainsi autorisé à continuer d’attribuer la détermination guerrière de Vladimir Poutine à une influence extérieure, ou à décrire le soulèvement pro-européen de Maïdan en 2014 comme une manipulation de la CIA réalisant un coup d’Etat fourbi du dehors. Comme si cela autorisait à parler de Volodymyr Zelensky comme d’une marionnette actionnée de Washington, pleine de «zones d’ombre», d’oligarques dans ses poches, gérant d’une colonie américaine avec l’aide de nationalistes toujours fidèles à la collaboration nazie. Comme s’il était de bonne guerre, pour détourner le regard des massacres en cours (deux poids, deux mesures!), de braquer le projecteur sur le passé des crimes et des hypocrisies de la domination occidentale: Afghanistan, Irak, Libye… Il y aurait beaucoup à dire.

Et de la Syrie aussi. Peut-on défendre la dynastie mafieuse des Assad, comme le fait Pilet, au nom d’une soi-disant exemplarité laïque? Bien sûr, il ne manque pas de voix chrétiennes pour dire le relatif confort qu’il y avait sous l’arrangement proposé par la minorité alaouite. Mais il fallait aussi entendre la majorité sunnite. Ce qui a commencé en 2011 dans le sud de la Syrie était un soulèvement populaire. Il a affronté aussitôt la mitraille. Les interventions extérieures sont venues ensuite, en particulier celle de la Russie qui a sauvé in extremis le régime de Bachar el-Assad. Pourquoi associer encore les démocraties à ce désastre? Obama a refusé de s’en mêler pour ne pas entrer dans un autre pataquès militaire. Puis les Etats-Unis sont intervenus quand même pour éliminer l’Etat islamique dans l’Est, sans toucher à un poil de la moustache de Bachar, qui continue son règne dans les ruines. Michel Seurat, qui en connaissait un bout, avait qualifié le régime du père d’«Etat de barbarie». Il l’a payé de sa vie, dans une cave.

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Quand il lira ce que j’écris, Jacques Pilet pensera sans doute que je cède à mes émotions, que j’avale la version dominante des événements que nous vivons, que je suis mainstream, comme on dit désormais sur son versant. Bien sûr, pas sûr… De toute façon, les peuples – y compris le peuple russe – continueront à en baver, parfois consentants, sous la poigne d’une bonne diversité de tyrans. Et les Ukrainiens, bien sûr, finiront par perdre un morceau de leur territoire pour que dans son moignon de Novorossiya armé jusqu’aux dents Vladimir Poutine, ou son successeur, ne soit pas trop humilié.

La confession de Jacques Pilet, qui aime le débat, est passionnante, et son livre contient bien d’autres promesses. Le souffle de l’histoire, c’est sûr. Mais il y a beaucoup de vents contraires.

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