On commémore «l’échec» du référendum sur le traité d’adhésion à l’Espace économique européen (EEE). Seul Christoph Blocher célèbre «la victoire du peuple», c’est-à-dire «sa» victoire. Dans la presse, sauf blochérienne, comme dans les conversations politiques, sauf de l’UDC, c’est le mot «échec» qui est employé. Aucun de ceux qui se sont engagés dans la bataille pour l’EEE dans le monde politique, dans l’économie, la culture ou les médias, n’a pensé un instant que, parce qu’il avait le nombre, le peuple avait la raison. Vingt ans plus tard, le non continue d’être vécu comme un dommage infligé au pays par un leader plus habile et plus manipulateur que les autres. Les acteurs de l’époque règlent des comptes. L’ancien secrétaire d’Etat Franz Blankart met la faute sur le Conseil fédéral, qu’il accuse d’avoir ouvert trop tôt la porte à une éventuelle adhésion à l’Union, brouillant ainsi le message gouvernemental. L’ancien conseiller fédéral Adolf Ogi le contredit et déplore plutôt une mauvaise campagne référendaire. Tous, en tout cas, regrettent, y compris Arnold Koller: «Dans une perspective historique, le refus de l’EEE constitue l’une des rares votations ayant nui à la Suisse», dit-il aujourd’hui.

Démocratie oblige, le pays s’est résigné à des négociations bilatérales avec l’Union. «Résigné» est le mot: aucun courant n’a aimé cela, ni l’UDC, ni les perdants de l’EEE, ni le peuple, fermé aux complications de l’usine à gaz en train de se construire.

Pendant vingt ans, ce peuple souverain a eu sous les yeux le spectacle d’une Union européenne «exigeant» des choses de la Suisse, qui lui en «concédait» une partie tout en se défendant, au nom de la souveraineté nationale, de ne pas tout donner. D’accords en accords – on est fier de dire qu’il y en a 120! –, ce même schéma de pression du grand sur le petit et de résistance du petit contre le grand s’est répété, sans jamais que l’un ou l’autre puisse en voir le bout. Quand les accords obtenus nécessitaient une ratification par le peuple, les vociférations anti-européennes se faisaient plus fortes encore, installant un ressentiment durable au cœur d’un peuple que la campagne du gouvernement et des partis réussissait quand même à arracher aux sirènes populistes. Ces oui résignés et tristes que le Conseil fédéral, par soulagement, déguisait en victoires, n’en contribuaient pas moins à enraciner dans le souverain l’image d’une Europe méchante, injuste, sourde au génie suisse, avec laquelle, «malheureusement», on était obligé de causer. Là dessus sont venues les mises au ban sur le secret bancaire, les semonces sur les pratiques fiscales des cantons, tout ce qu’il fallait pour achever le portrait du monstre violant et brutalisant l’innocente Helvétie.

Le dernier sondage réalisé la semaine dernière photographie la scène dévastée de la politique suisse: 81,7% des sondés rejettent toute idée d’adhésion à l’UE et 57,8% à l’EEE. Injectée à petites doses durant deux décennies, la haine de l’Union est devenue majoritaire en Suisse. La réussite économique des négociations bilatérales a caché ce qu’elles détruisaient dans l’esprit public: le respect du partenaire dans une perspective à long terme. Dans l’air confiné de cette relation à huis clos est né le couple infernal de l’abuseur et de sa victime. L’Europe veut «nos sous», elle «jalouse notre prospérité». La victime se sent seule. Elle aime ça. Comme dit Christian Lüscher, le vice-président du PLR suisse, «elle est plus attachée que les autres à sa souveraineté». «Attachée» est bien le mot.

Injectée à petites doses durant deux décennies, la haine de l’Union est devenue majoritaire en Suisse

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