Je ne comprends pas comment ils peuvent venir là, avec leurs caméras, et pas nous sauver. Arriver jusqu’à nous. Et pas nous sauver. Ils disent qu’ils sont juste des journalistes, ils peuvent montrer, après c’est aux autres de réagir. Ils ont l’air gentils. Je leur raconte et ils me filment. J’ai déjà raconté quatre ou cinq fois. Pour qu’ils restent vers moi. Pour me voir à la télé avec mes brûlures et impressionner mes copains. Maman dirait que je suis son petit héros. Mais elle est morte. Tout le monde est mort dans ma famille. On était tous devant la maison quand on a senti l’odeur. Mes grands-parents ont été les premiers à respirer bizarrement. A se tordre. Ne plus bouger. Et ma petite sœur. Mes copains sont peut-être morts aussi. Ou perdus. Je raconte encore une fois à une journaliste pour qu’elle me donne un coca-cola, qu’elle s’asseye à côté de moi. Un moment. Les docteurs ne font que passer, on est trop nombreux. Les journalistes restent le temps de mon histoire. Ils me souhaitent du courage, maudissent Bachar el-Assad avec moi.

Ils sont repartis maintenant. Je suis seul dans cette salle. Avec tous les autres. Ça crie. Surtout les bébés. Ça pleure. Surtout les mamans. Plus la mienne. Il y a une fille et sa mère. La fille ne reconnaît pas sa mère. Elle dit non, je vous jure, c’est pas ma mère. La mère la regarde mais elle ne la prend pas dans ses bras pour ne pas lui faire peur. Le médecin dit que ça va passer. C’est le gaz, ça ira mieux demain. Moi j’ai juste des blessures et je vomis. J’aimerais ne pas me souvenir de maman. J’aimerais me souvenir de personne et habiter un autre pays. Il y a des mouches aussi. Elles viennent sur ma blessure. J’arrive pas bien à lever le bras pour les chasser. Ça m’énerve.

Quand je m’endors, je rêve de l’odeur du gaz. Je me réveille en sursaut. J’essaie de penser à quelque chose de bien. C’est difficile, il n’y a plus rien de bien. Je ne sais pas où je vais aller quand j’irai mieux. Les médecins étrangers, peut-être qu’ils m’aideront. Les journalistes m’ont raconté que les Américains vont sûrement venir punir Bachar el-Assad, détruire son stock d’armes chimiques. Pour moi, c’est trop tard.

Je ne sais pas à quoi penser de bien. J’aimerais bien un coca-cola. La konafa de maman. Ne pas penser à maman. Je veux quitter mon pays. Etre un Américain. Même si c’est mal parce que papa les déteste. Papa est mort juste après maman. Ou être un Libanais. Je veux une nouvelle maman. Plutôt américaine pour qu’elle ne ressemble pas à la mienne. Une Libanaise lui ressemblerait trop. Elle aurait les cheveux noirs comme elle. Elle porterait les mêmes habits. Ça me ferait mal. Je veux une nouvelle maman blonde. Avec un petit frère. Pas une petite sœur parce que mon cœur est à ma vraie petite sœur. Je ne pourrai pas le donner à une nouvelle. Et un papa qui joue avec moi, qui ne parle pas tout le temps de Bachar el-Assad, Dieu te maudisse. Il faudra que ma nouvelle famille ne m’oblige pas à manger du porc. Et qu’elle m’aime. Continuer à penser à des choses bien. Demander aux médecins étrangers s’ils veulent m’adopter, ou m’aider à trouver une nouvelle famille. Avant que je n’aie plus le courage de bouger du tout.

Quand je m’endors, je rêve de l’odeur du gaz. Je me réveille en sursaut

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