CHRONIQUE. Depuis 1945, le patrimoine s’est reconstitué dans les familles occidentales. Cette accumulation de capital n’est pas sans effet sur notre approche du travail
La guerre en Ukraine et ses destructions nous rappellent que tout le monde peut avoir un peu de patrimoine sans nécessairement être riche. Jadis, ceux qui avaient un peu de capital avaient aussi des revenus. C’était la classe des rentiers. Ils n’avaient pas bonne réputation: ils étaient considérés comme oisifs, joueurs, débauchés et inutiles.
Aujourd’hui, une nouvelle classe sociale apparaît. Ce sont ceux qui ont du patrimoine de famille dont ils vont hériter, mais dont ils ne tirent pas de richesse ou de revenus financiers immédiats. L’avantage d’avoir ce capital existe pourtant, mais il se manifeste autrement.
Le rentier «classique» était la conséquence de la révolution industrielle du XIXe siècle. Il a fait les beaux jours, entre autres, de Paris, des cafés et de la consommation d’absinthe. Cette belle époque ne dura pas longtemps. La Première Guerre mondiale et le krach de 1929 ont éradiqué cette classe sociale.
Mais depuis la Deuxième Guerre mondiale, petit à petit en Europe et aux Etats-Unis, un patrimoine s’est reconstitué dans les familles. Aujourd’hui, les générations qui suivent les baby-boomers naissent dans une famille qui a de plus en plus de capital accumulé, ce qui change complètement leur approche de la vie.
Ainsi, en France, en 1970, l’héritage ne représentait que 35% de la fortune globale. Aujourd’hui, c’est plus de 65%. Chaque année, l’équivalent de 15% du PIB se transmet. Aux Etats-Unis, selon la firme Cerulli Associates, la génération du millénaire recevra dans les vingt prochaines années plus de 22 000 millions de dollars de patrimoine de ses parents.
Priorité à l’immobilier
Ce patrimoine familial, qui traditionnellement se limitait aux classes aisées, apparaît de plus en plus dans la classe moyenne. Il y a pourtant une différence. Les classes aisées peuvent se permettre d’investir en bourse, dans les arts ou les loisirs. La classe moyenne préfère l’immobilier. Acheter un appartement ou une maison pour la famille est une priorité.
Mais l’immobilier ne transmet pas de revenus comme un investissement financier. Cela veut dire que les nouveaux héritiers de cette classe moyenne sont des capitalistes sans rente financière. Un jour, ils toucheront leur patrimoine. D’ici là, l’impact financier est inexistant. Ils sont un peu comme ces agriculteurs riches en terrain et pauvres en revenus.
En revanche, ils bénéficient d’autres avantages. Avoir un patrimoine «en attente» constitue un filet de sécurité non négligeable face aux aléas de la vie. La proportion des enfants qui quittent tard leur famille ne cesse d’augmenter. En Italie, plus de 30% des enfants de 30 ans vivent encore sous le toit familial. D’autres s’en vont et reviennent peu après. C’est la génération boomerang.
De la liberté d’esprit et du temps
L’existence d’un patrimoine en attente permet une grande flexibilité dans le choix du travail. De nombreux étudiants, aujourd’hui, refusent des emplois très attractifs financièrement simplement parce que l’entreprise ne leur plaît pas. Avoir du capital en réserve dans la famille permet d’être plus exigeant sur ses options de travail et d’attendre la bonne opportunité.
Certains, plus entreprenants, utilisent le capital de famille comme garantie pour lancer leurs propres entreprises. On ne soulignera jamais assez l’importance du capital de famille dans le financement des start-up. Avant d’aller emprunter à la banque, on préfère le faire auprès de ses parents ou cousins.
Pour d’autres, cela permet de s’engager dans une cause louable. Les collaborateurs de maintes organisations humanitaires ou sociétales sont souvent les enfants de personnes un peu aisées. C’est plus facile quand il y a de l’argent à la maison. Cela permet d’aller manifester en ville à la mi-journée quand d’autres sont au bureau et travaillent pour leur retraite.
Triple taxation
Pourtant, notre société continue de ne pas aimer les gens qui ont un peu de patrimoine. Il reste toujours l’impression que c’est illicite. La fiscalité renforce cette sensation. Le patrimoine est taxé trois fois: sous forme d’impôt sur le revenu, sous forme d’impôt de succession lors d’un héritage et finalement sous forme d’intérêt négatif quand il est épargné. Difficile de faire pire…
Le plus grand avantage d’un patrimoine familial, même sans rente financière, est de donner une certaine liberté d’esprit et surtout du temps. Depuis Aristote jusqu’à Wittgenstein, en passant par Schopenhauer, tous les grands philosophes ont souligné que la liberté suprême était d’avoir du temps, pour soi-même, pour écrire, pour penser ou simplement pour vivre. Avoir du patrimoine le permet.
Ne pas avoir à travailler pour constituer un capital de retraite est un luxe que ne pouvaient pas se permettre les générations précédentes. Souvent, on perdait sa vie à la gagner. Aujourd’hui, pour toute une génération, cela change. Il faut savoir l’apprécier; tant que cela ne conduit pas à être irresponsable ou inutile.
La précédente chronique: Globalisation: une stratégie devenue trop risquée?
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