Chamboulé par une nouvelle malheureusement attendue, j’allais vous dire un tas de choses sur la disparition annoncée du Matin. J’allais dire ma solidarité à mes confrères. Une fois de plus, comme une affreuse rengaine. Encore une cinquantaine de journalistes, de photographes et de graphistes éparpillés façon puzzle par la grande sulfateuse médiatique. J’ai fait mes armes au Matin, il y a quinze ans. Je sais comment ces gens travaillent, ce qu’ils donnent, ce qu’ils méritent et surtout ce qu’ils ne méritent pas.

J’allais aussi y aller de ma petite séquence nostalgie. Dans ce drôle de métier, on est tous un peu nostalgiques, ou l’on finit par le devenir. Je n’aurais quand même pas osé vous parler du plomb et de l’odeur de l’imprimerie (faut pas pousser). Mais peut-être de celle du journal froissé sur une table de bistrot, taché par des milliers de cafés, jauni par des milliers de cigarettes.

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Ah, l’anneau gastrique de Marie-Ange…

J’allais surtout vous rappeler les sagas historiques du champion du boulevard. Les toilettes sales de Suisse romande, l’anneau gastrique de Marie-Ange Brélaz, les «prix délirants», la chronique de Régis, le poussin de la rédaction. Et puis les manchettes de génie, bien sûr, inégalables et inégalées: «Qui est ce Slovaque qui voulait manger un Suisse?»; «Artiste chinois à Lausanne: il fracasse un chat!»; «Ane obsédé sexuel: il a voulu déshabiller ma sœur». Du travail d’orfèvre.

Bref, j’allais saluer la fin d’une longue histoire, quand le communiqué officiel de Tamedia m’a sauté à la gorge. J’imaginais avoir tout vu, je me trompais. Alors que la fin du Matin faisait les gros titres de tous les sites, Unternehmenskommunikation [sic] m’écrivait la bouche en cœur pour m’annoncer que Tamedia allait «poursuivre le développement du quotidien Le Matin en tant que marque 100% numérique». Si, si. Et que Le Matin faisait «ainsi œuvre de pionnier en devenant le premier quotidien suisse à basculer complètement en version numérique». Promis.

«Cultiver l’ADN, valoriser la marque»

Je pensais bêtement que Le Matin mourait après une longue agonie, en licenciant le gros de ses collaborateurs, j’étais complètement à côté de la plaque. Désormais, Le Matin allait «cultiver son ADN et son positionnement unique» et «valoriser sa marque forte». Parole d’Unternehmenskommunikation.

J’ai donc dû me rendre à l’évidence: la triste nouvelle du jour était ailleurs. La véritable catastrophe, parce que c’en est une, c’est qu’à l’ère du tout connecté et de la connaissance à portée de clic, le plus grand groupe de médias privé de Suisse imagine encore que quelqu’un, quelque part, puisse acheter ce discours d’un autre temps. Chère Unternehmenskommunikation, j’ai une nouvelle pour vous: nous sommes en 2018.


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Antispéciste, tu perds ton sang-froid

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