Quand je veux faire passer un message, je vais à la poste. Louis. A. Mayer
J’aime beaucoup les spaghettis bolognaise et tout autant les huîtres. J’étais donc bien disposée à aimer La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, libre adaptation de la BD de Julie Maroh qui raconte l’amour naissant d’une fille pour une autre, leur vie ensemble puis leur séparation. L’une adore les pâtes, l’autre les fruits de mer. Primé à Cannes, le film a ébloui jury, spectateurs et critiques avant de déclencher polémique et règlements de comptes. J’ai fini par le voir. Il m’a profondément énervée. Une histoire d’amour universelle, comme l’a prétendu Spielberg? Non, un film hargneux déguisé en hymne à la tolérance.
Prenons d’abord les scènes de sexe, inutilement acrobatiques et interminables: grimaces d’extase style M6 et bande-son qu’on croirait rachetée avec un vieux lot de pornos des années 60. Pour un film qui prétend capter l’incandescence de la passion, la sidération du désir et le mystère féminin, on nage en plein cliché. D’ailleurs, pourquoi, alors qu’il sacralise le plan serré, «celui qui permet aux âmes d’affleurer sur les visages», Kechiche passe-t-il au plan large, celui du voyeur, privant ainsi ses héroïnes de toute intimité? Littéralement, il les recadre. Ce n’est pas une scène érotique mais orthopédique.
Autre problème: comment faire un film crédible quand on déteste un de ses deux personnages. Kechiche filme Emma, la lesbienne assumée, comme l’incarnation de tout ce qu’il vomit: hédonisme bobo, fétichisme culturel, maîtrise du langage, condescendance des privilégiés. Il se moque de ses discours sur l’art (pourtant pas très éloignés des siens dans sa lourdeur citationnelle) et lui dénie même son tempérament d’artiste à en juger par ses toiles qui ressemblent à des posters d’Interio. Résultat: malgré une ellipse qu’on imagine de quelques années, son personnage n’évolue pas, sinon vers sa propre caricature.
Est-il plus tendre avec Adèle, fille modeste, lectrice passionnée de Marivaux? Oui, même s’il ne l’autorise pas non plus à devenir autre chose que ce qu’il a décidé pour elle: une institutrice qui a la passion de transmettre. Il ne l’aime que comme il l’a trouvée, petit diamant brut qui n’a pas peur de ses humeurs, de sa morve quand elle pleure et de sa bouche barbouillée de sauce tomate lorsqu’elle avale ses fameux spaghettis, emblème de son milieu populaire. L’amour n’aura rien changé à la vie de l’une et de l’autre. Adèle et Emma sont assignées à leurs rôles, essentialisées par leur classe sociale. Tout comme le spectateur. La scène sexuelle te choque? Tu ne comprends rien à la statuaire du XIXe siècle! Le nez qui coule d’Adèle te gêne? Tu ne sais rien de la vraie vie! Je ne connais pourtant pas une seule fille qui n’a pas envie de se moucher ou de renifler quand la morve l’empêche de parler.
Plusieurs critiques ont vanté la beauté d’une œuvre traversée par la vie. J’ai l’impression du contraire. Un film congelé malgré ses mouvements de caméra. Kechiche veut maintenir le monde tel qu’il est, avec ses inégalités et ses minorités brimées pour pouvoir s’en offusquer, le dénoncer, le mépriser. Surtout ne rien changer pour continuer à prêcher.
Il ne l’aime que
comme il l’a trouvée, petit diamant brut qui n’a pas peur de ses humeurs
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