Je ne sais pas si c’est le premier album de jazz que j’ai écouté, mais c’est en tous les cas le premier que j’ai follement aimé. Kind of Blue a été publié il y a tout juste soixante ans et il s’agit d’un chef-d’œuvre inépuisable. Lorsqu’il l’enregistre au cours de deux sessions dans les studios new-yorkais du label Columbia, Miles Davis a 32 ans et déjà plus de 30 albums à son actif. Et pas des moindres si l'on pense par exemple à Round About Midnight ou à Miles Ahead, tous deux publiés en 1957. Mais Kind of Blue, c’est autre chose.

Si vous êtes plutôt porté sur le classique ou le rock, les musiques du monde ou urbaines, c’est le disque qui vous fera comprendre que le jazz n’est pas un genre difficile, aride, mais qu’il est au contraire celui qui se rapproche le plus de la vie dans sa manière de jouer avec le temps, le rythme et les couleurs. Kind of Blue est un disque qu’on peut écouter encore et encore, et y ressentir à chaque fois une émotion nouvelle.

Ce classique, dont on dit qu’il est le plus vendu de l’histoire des notes bleues, m’a personnellement fait comprendre deux choses. Que si le rock adore les histoires d’ego et de conflits larvés, le jazz est une affaire de bande, de partage. Un solo virtuose ne surgit jamais du néant, il est mis en valeur par des musiciens qui soudainement s’effacent derrière un autre, avant de plus tard reprendre une mélodie laissée en suspens. Il m’a aussi fait comprendre que le jazz symbolise parfaitement cette idée que l’histoire de la musique est faite d’échanges, d’emprunts et d’hommages.

Trio de rêve

Miles a toujours su s’entourer des meilleurs musiciens, pour toujours en tirer le meilleur. Plusieurs deviendront à leur tour des stars. Lorsqu’il décide d’enregistrer Kind of Blue, l’Américain en convoque six, dont un trio qui fait rêver: les saxophonistes Cannonball Adderley et John Coltrane, le pianiste Bill Evans, qui cosignera deux des cinq titres. Comme pour souligner qu’il doit beaucoup à son aîné de quatre mois, Coltrane reprendra plus tard à son compte le thème de So What, morceau introductif de l’album, devenu un exemple canonique de la puissance mélodique du jazz modal.

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A l’heure du streaming tout-puissant, il est facile de se plonger dans Kind of Blue. De mon côté, j’avais attendu longtemps avant d’enfin l’acheter, pour voir. Vous êtes malgré cette chronique encore persuadé d’être allergique au jazz et à son art consommé de la circonvolution? Soit. Mais faites l’effort d’écouter ce disque désormais sexagénaire une fois au moins. Rares sont les enregistrements qui instantanément donnent l’impression de léviter, de pouvoir éprouver en profondeur les vertus cathartiques de la musique.


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