Les études de lettres, ou humanités, sont, dans certains milieux, considérées comme inutiles; et les facultés des lettres sont parfois les premières victimes lorsque ministères ou universités doivent couper dans leurs budgets.

En réalité, les lettres ne sont pas un luxe, elles sont indispensables. En leur faveur, on donnera les cinq arguments suivants.

Premièrement, les facultés des lettres dispensent les connaissances spécialisées nécessaires à un certain nombre de métiers. Enseignants, journalistes ou diplomates sont souvent issus des humanités. Nul besoin d’insister sur cette dimension professionnalisante des études de lettres: soulignons simplement le fait que ces professions jouent un rôle aussi fondamental dans la société que les médecins ou les avocats, par exemple.

Plus largement, et ce sera notre deuxième argument, les études de lettres développent des compétences qui sont utiles ou indispensables dans tout métier à responsabilités. Ces compétences, ce sont le sens critique, l’initiative et l’autonomie individuelles, la créativité et l’imagination, toutes aptitudes formées par des années de travail et de recherche personnels; ce sont également des capacités de communication, orale ou écrite, de la simple maîtrise de l’orthographe aux formes d’expression les plus complexes, en passant par la connaissance des langues.

Les entreprises qui recrutent toujours au sortir des mêmes écoles et des mêmes formations sont comme des pêcheurs qui lanceraient invariablement leurs lignes ou leurs filets dans les mêmes eaux. Elles gagneraient à s’intéresser aux diplômés de sciences humaines. Les études de lettres, en effet, ne dupliquent pas des clones formés ou formatés pour des tâches spécifiques, mais s’efforcent de façonner des esprits larges et souples, capables d’envisager les situations dans leur globalité, de peser le pour et le contre avec recul, de réagir à l’imprévu, de trouver des solutions, d’innover.

Le monde anglo-saxon comprend beaucoup mieux les qualités des humanités (liberal arts) dans le monde de l’entreprise. Selon une recherche de 2012 du New College of Humanities de Londres, 60% des leaders anglais ont un titre universitaire en sciences humaines ou sociales; et un tiers des directeurs (CEO) des 100 entreprises les mieux capitalisées de la bourse de Londres (FTSE 100) ont un diplôme en humanités (core humanities).

On n’exagérera pas l’importance de statistiques qui peuvent être interprétées de diverses manières; et on reconnaîtra que toutes les formations universitaires, et pas seulement les lettres, poussent à la réflexion. Mais les sciences humaines, en raison du caractère fondamental des problèmes posés (en philosophie, en linguistique), en raison de leur proximité avec l’expérience humaine (en histoire, en littérature, en langues), en raison de leur rapport intime avec la création (en littérature, en histoire de l’art, en musicologie), invitent peut-être plus que les autres filières au questionnement, au sens critique et à l’originalité. D’autres facteurs favorables, même s’ils ne sont pas exclusifs des facultés des lettres, sont l’habitude de travailler en petits groupes (séminaires), ce qui favorise l’interaction entre enseignants et étudiants, ainsi que l’importance attachée à la lecture personnelle et à la rédaction de travaux personnels, comme les mémoires de fin d’études; des études anglo-saxonnes ont, notamment, montré l’importance de la lecture et de la rédaction dans la formation des étudiants.

Troisièmement, les études de lettres répondent à des aspirations humaines essentielles: elles abordent les questions de la nature et des limites de l’expérience humaine. Ce statut des humanités est d’ailleurs reconnu par la société: les conférences ou programmes de formation continue proposés par les facultés des lettres attirent des cohortes de personnes d’âge mûr ou de retraités qui, pour résumer dans les mots de notre époque, sont en quête de sens. Les pages culturelles de la presse relèvent, pour l’essentiel, des humanités; il est d’ailleurs piquant de constater à quel point la littérature ou l’art, parfois rejetés comme inutiles, sont omniprésents dans les meilleurs journaux. La vie personnelle comme la vie sociale ne sauraient se réduire à l’économie ou au commerce. Les bien nommées humanités possèdent une dimension éthique irremplaçable.

Quatrièmement, et c’est un prolongement du point précédent, les humanités sont indispensables à la démocratie. Si les dictatures peuvent éventuellement fonctionner sans humanités dignes de ce nom, les démocraties ne le peuvent pas: elles ont besoin de philosophes pour rappeler les grands enjeux éthiques, d’historiens pour faire le lien avec le passé et défaire ses mythes, ou tout simplement d’esprits critiques pour résister aux idées simplistes. Les humanités forment des citoyens dont les capacités de réflexion sont des remparts contre les dangers qui menacent nos libertés et nos valeurs. L’étude d’autres cultures, d’autres langues, d’autres périodes, notamment par l’intermédiaire de la littérature qui, mieux sans doute que tout autre média, permet de se projeter dans l’âme de l’Autre et de voir le monde par ses yeux, invite à la compréhension de l’universalité par-delà les différences, et favorise cette tolérance qui est indispensable à toute démocratie. Fondamentalement, si l’histoire et la littérature sont la conscience et la mémoire des sociétés humaines, il faut les humanités pour les expliquer, les éclairer, les traduire pour notre temps.

Les quatre arguments ci-dessus soulignent l’utilité des humanités. Le cinquième est de nature différente: il ne faut pas couper dans les budgets des humanités, tout simplement parce que les meilleures universités mondiales continuent d’y attacher une grande importance.

A Harvard, institution privée fréquemment classée au premier rang des universités dans le monde, sont enseignés le grec et le latin, bien sûr, mais aussi les arts dramatiques, le yiddish et l’ouïgour, ou encore les littératures gaélique et catalane, parmi une multitude d’autres disciplines. Sa présidente, Drew Faust, considérée par le magazine Forbes, dans un de ses célèbres classements, comme la 47e femme la plus puissante du monde, parle ainsi des universités dans un article du New York Times: «Même si notre pays considère l’éducation comme fondamentale pour la croissance économique, [...] nous devons nous souvenir que les universités représentent beaucoup plus que de simples utilités comptable. [...] L’éducation supérieure n’a pas pour fin de fournir des résultats en un trimestre, mais de faire des découvertes qui peuvent exiger des décennies, ou même des siècles. Ni les questions éternelles de la recherche en sciences humaines, ni la voie tortueuse de la recherche scientifique ne peuvent être enfermées dans des budgets et des délais prévisibles. [...] A une époque de restrictions économiques, la pression pour les filières professionnalisantes va sans doute s’accentuer. Mais en tant que citoyens de ce pays, nous devons exiger plus de nos universités. L’éducation supérieure offre aux individus et aux sociétés une profondeur et une largeur de vue absentes d’un présent inévitablement myope. Les êtres humains ont autant besoin de sens, de compréhension et de perspective que de postes de travail.»

Juger des études de lettres uniquement à l’aune économique est irresponsable. Dans les mots de la philosophe Martha Nussbaum, qui vient d’écrire un livre sur le sujet*, «si nous coupons dans les budgets des humanités, nous serons les perdants, que ce soit économiquement ou politiquement».

Futurs étudiants, n’hésitez pas à faire des études de lettres! Décideurs politiques ou académiques, continuez à soutenir les humanités! Recruteurs de tous horizons, donnez leur chance à nos diplômés!

Les études de lettres ne dupliquent pas des clones formés pour

des tâches spécifiques, mais façonnent

des esprits larges

A Harvard, institution privée, sont enseignés le grec et le latin, bien sûr, mais aussi les arts dramatiques, le yiddish et l’ouïgour…

Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.