Ma semaine suisse
Sous la cloche à fromage
La Suisse tremble. Je veux dire: la Suisse des institutions qui dirigent le pays; les patrons et les syndicats; les universités; les élites culturelles; les médias aussi bien sûr. La Suisse active et productive tremble à l’idée que deux initiatives populaires tout à fait déraisonnables puissent trouver une majorité populaire le 30 novembre, contre l’establishment qui serre les rangs comme jamais depuis longtemps.
La Suisse retient son souffle, suspendue à deux appels au secours: «Halte à la surpopulation!»; «Sauvez l’or de la Suisse!». Comme si ce pays de cocagne vivait sous la menace d’un naufrage. Sa réussite n’est-elle pas enviée loin à la ronde? La dramatisation est une vieille ficelle de la démocratie directe.
La première initiative est vigoureusement débattue. Sans l’assumer, de manière insidieuse, ses partisans prônent la décroissance au nom d’une protection idéalisée du paysage et de la nature, d’un attachement sacralisé au sol natal, d’un enracinement surjoué dans le terroir. De même qu’ils vivent et pensent en vase clos, les écopopistes croient que la Suisse peut résoudre ses problèmes en s’enfermant sous une cloche à fromage. Mais si le oui devait l’emporter, la Suisse serait contrainte de changer radicalement de modèle économique et de modèle de relations internationales. Les grandes questions qui se posent à elle – le virage énergétique, le réchauffement climatique, la migration Nord-Sud, la liberté et la sécurité du commerce avec ses voisins et l’Europe – ne seraient pas résolues pour autant.
La deuxième initiative a cette particularité qu’elle n’est presque pas débattue. Normal, les mécanismes complexes de la politique monétaire échappent au citoyen lambda. C’est donc dans l’indifférence et l’insouciance que les Suisses pourraient décider de contraindre leur Banque nationale à se renier. Un oui à l’initiative sur l’or et la BNS n’aurait pas d’autre choix que de mener une politique que ses dirigeants jugent méchamment risquée et très défavorable à la stabilité du franc. La place financière suisse, la plus importante d’Europe continentale, et l’industrie d’exportation seraient les premières à en pâtir. La prospérité helvétique serait menacée.
Sans doute la Suisse joue-t-elle à se faire peur. Pourtant l’inquiétude ne repose pas sur rien. La victoire de l’UDC contre «l’immigration de masse» a surpris un pays mal préparé au choc. Ajouter une couche aux sérieuses difficultés déjà créées par le vote du 9 février confinerait au masochisme. Les Suisses sont-ils à ce point aventuriers?
Les signes de nervosité se multiplient, surtout en Suisse alémanique où les écopopistes sont traités de «fascistes» et leur initiative qualifiée de «criminelle» – deux exagérations peu convaincantes. Qu’il faille redouter que deux textes aussi extrêmes puissent tutoyer la barre de la majorité populaire est accablant pour une démocratie directe devenue un grand bazar et le lieu de toutes les perditions.
On n’en est pas là par hasard. Plusieurs votations et les sondages annuels de l’institut Demoscope auscultant la psyché du pays montrent que la Suisse est balayée par un puissant courant conservateur. L’idéal d’une Suisse ouverte, progressiste et épanouie dans la globalisation a marqué les décennies 80 et 90. Depuis le tournant du millénaire – les attentats terroristes du 11-Septembre 2001 sont un marqueur – le vent a tourné. Le patriotisme est vibrionnant; les coutumes redeviennent à la mode; la primeur donnée à d’anciennes valeurs helvétiques comme l’indépendance et la neutralité est à nouveau plus affirmée. L’attention au paysage vécu comme la matrice de l’identité nationale puise à cette lame de fond néoconservatrice. Comme l’initiative Weber contre les résidences secondaires en 2012, Ecopop pourrait à son tour siffler le rappel à l’ordre des illuminés de la croissance débridée qui ne profite qu’aux riches – spécialement à ces «nouveaux» étrangers qualifiés, attirés en Suisse par ses hauts salaires et son élan économique.
Ecopop et l’initiative sur l’or misent sur le même réflexe irrationnel: la croyance en une souveraineté fantasmée. Le parti de la ferveur national-conservatrice se tient cette fois en retrait. Officiellement l’UDC dit deux fois non. Mais les sections cantonales, divisées, diffusent une ambiguïté malsaine. C’est bien ce parti qui laboure depuis deux décennies le terrain sur lequel fleurissent les deux initiatives tant redoutées. Leur acceptation donnerait le signal d’une Suisse décadente.
La démocratie directe est devenue un grand bazar, le lieu de toutes les perditions
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