Dans Le Temps du 9 décembre, Micheline Calmy-Rey, ancienne cheffe du Département fédéral des affaires étrangères, écrit: «L’histoire nous apprend que la sécurité et le bien être de l’Europe ne peuvent exister et être durables sans la Russie. Je crois donc à l’inévitable amélioration des relations entre la Russie et l’Europe. Parce qu’il n’y a pas d’alternative.»

Didier Burkhalter, actuel chef du Département fédéral des affaires étrangères, affirme dans le même journal, le 12 décembre, que la crise ukrainienne est due à l’Europe et à l‘OTAN qui ont échoué à mettre en place un système de sécurité européen «dans lequel la partie russe trouve sa juste place». Si la souveraineté des Etats est un droit, admet Burkhalter, «il faut être réaliste: Ukraine, Moldavie ou Géorgie n’ont pas vocation à intégrer» l’OTAN. L’Europe n’a pas «compris la Russie».

La Russie est une dictature

Ce qui frappe dans ces raisonnements, c’est leur abstraction. On parle de pays et d’Etats comme si c’étaient des personnes, et on leur attribue des sentiments de personnes, qui peuvent se sentir «humiliées», «provoquées», «reconnues», «incomprises», «respectées», etc. On évite ainsi d’avoir à distinguer entre le peuple et le gouvernement et l’on feint d’ignorer l’existence au sein de la société civile d’une conscience démocratique qui affirme que le gouvernement est là pour faire respecter des droits et non pour les réprimer par des moyens de police.

Le régime intérieur d’un Etat a des conséquences sur les relations internationales. Une phrase à première vue parfaitement anodine, comme: «La France et l’Allemagne sont deux grandes nations européennes qui doivent s’entendre», a une signification politique et des conséquences politiques radicalement différentes selon qu’elle est prononcée, et prononcée par qui, en 1914, en 1923, en 1938, en 1941, en 1945 ou en 2016.

La Russie est une dictature aux mains de la classe bureaucratique de l’URSS recyclée en oligarchie mafieuse, enrichie par le pillage des biens publics, c’est-à-dire des moyens de production étatisés en URSS. Au sommet, Vladimir Poutine, ancien major du KGB, exerce désormais un contrôle presque total sur les structures politiques, économiques et sociales du pays. Il est à la fois maître et serviteur de la nouvelle classe dirigeante.

L’Etat de droit n’existe pas en Russie. Le pays est dans un état de guerre permanent, une guerre succède à une autre, Tchétchénie, Géorgie, Ukraine, Syrie. Poutine a besoin de guerres et de crises, de conflits militaires, pour se maintenir au pouvoir.

Le Poutinisme est une idéologie hybride

Le Poutinisme a une idéologie faite d’éléments de tsarisme (réhabilitation des Romanov), de stalinisme (réhabilitation de Staline et de l’URSS dont la fin est la «plus grande tragédie du XXe siècle»), de fantasmes eurasiens, de chauvinisme grand russe et de panslavisme, assorti de racisme et d’antisémitisme, d’exaltation de l’Eglise orthodoxe russe, l’une des expressions les plus obscurantistes du christianisme. Cette idéologie de bric et de broc a un fil rouge: la mobilisation de tous les mythes et légendes réactionnaires pour asseoir la légitimité d’un régime autoritaire et de son chef.

D’où l’imprévisibilité qui caractérise la politique extérieure russe. Poutine cherche à garder l’initiative par l’inattendu, en arrivant là où on ne l’attend pas, pour tenir le monde, et le peuple russe, en haleine. La toile de fond cependant ne change pas: anti-occidentalisme, et plus particulièrement anti-américanisme, ce qui le rapproche de la partie de la gauche dont l’anti-américanisme est le principal repère, mais encore bien davantage de l’extrême droite néofasciste, telle que représentée en France par le Front National, généreusement financée par Poutine en vue de neutraliser l’Union européenne.

Les vieilles thèses paranoïaques de «l’encerclement» de la Russie sont ressuscitées, les organisations internationales et les traités internationaux sont méprisés et les droits des «petits peuples» voisins de la Russie bafoués.

Construire des plans à côté de la réalité

Tout ceci est archi-connu mais Calmy-Rey et Burkhalter n’en tiennent aucun compte. Ils voient la Russie comme un pays normal et aboutissent à des conclusions absurdes. Calmy-Rey croit que «L’histoire nous apprend que la sécurité et le bien être de l’Europe ne peuvent exister et être durables sans la Russie.» En fait, l’histoire nous apprend exactement le contraire. Le 23 août 1939 la Russie de Staline et l’Allemagne d’Hitler signèrent le pacte qui rendait possible le déclenchement de la Seconde guerre mondiale et le partage de la Pologne. Peut-être voulait-elle dire que la sécurité l’Europe ne peut exister sans une Russie «bienveillante». Dans ce cas, il faut une Russie démocratique, qui relève de la compétence du peuple russe, non pas du Département fédéral des affaires étrangères.

Burkhalter dénie à l’Ukraine, à la Géorgie et à la Moldavie le droit d’adhérer à l’OTAN sous prétexte que c’est une «organisation de défense militaire». Mais la menace qui pèse sur ces pays n’est-elle pas précisément militaire? Ils ont été amputés de territoires à la suite d’interventions militaires russes motivées comme chaque fois par la théorie de «l’encerclement».

Nos deux diplomates construisent des plans à côté de la réalité du monde.

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