Opinion
OPINION. Il est temps de repenser autrement la gestion et la sortie de crise, affirme Christian Arnsperger, économiste, professeur à l’Université de Lausanne

Depuis le printemps 2020, nous faisons face à une double nécessité: soutenir massivement par des aides publiques un grand nombre d’acteurs et de secteurs d’activité, et repenser à plus long terme la composition même de nos activités économiques dans le cadre d’un «Green New Deal». Il est urgent de se mettre à penser différemment.
La Suisse fait partie des nations qui ont l’avantage d’être émettrices de leur propre monnaie. La Confédération peut donc créer autant de francs qu’elle en a besoin, tout en faisant preuve de sagesse pour ce qui est des risques (faibles) d’inflation. Pour le dire autrement, la Suisse est dotée d'une souveraineté monétaire.
La dette, un risque?
Il en découle une implication majeure: les discours alarmistes, ou se prétendant réalistes, sur les «déficits publics» et l’«endettement fédéral» relèvent de l’imprécision involontaire, voire, dans certains milieux économiques et politiques conservateurs, du flou délibéré. La Confédération n’est ni un ménage ni même un canton. Elle ne peut jamais tomber à court d’argent. Et surtout, elle ne «s’endette» pas: elle injecte de l’argent dans l’économie quand c’est nécessaire, pour poursuivre d’importants objectifs d’entrepreneuriat public pour lesquels l’entrepreneuriat privé n’est pas qualifié, et pour lesquels le secteur bancaire ne juge pas profitable de créer de la monnaie par le crédit. Tout déficit public engendre des surplus financiers dans le secteur privé.
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Il n’existe pas, au niveau de la Confédération, de dépenses d’aide et de soutien «à fonds perdu», et un déficit n’a pas à être justifié par des rentrées futures accrues. La «dette» fédérale doit, en réalité, simplement être vue comme un indicateur de traçage: elle compile le relevé synthétique de tous les efforts passés de la Confédération pour injecter judicieusement dans notre économie davantage de francs qu’elle n’en retire par l’impôt.
Cette manière de voir s’appelle la finance publique fonctionnelle. Elle affirme que la Confédération devrait envisager sa politique de dépense en évaluant avec rigueur le «pour quoi» et le «pour qui» de ses dépenses: qu’est-ce qui est urgent, quelles sont les priorités sociales et environnementales, quels secteurs doivent dès lors être soutenus, et quelle dynamique de long terme souhaite-t-on pour rendre l’économie suisse plus sociale et plus durable tout en évitant une inflation supérieure à 2%? S’il se trouve que notre réponse collective à ces questions fonctionnelles implique une dépense publique supérieure aux recettes fiscales, la Trésorerie enregistre tout simplement que davantage de francs ont quitté son compte à la Banque nationale suisse qu’elle n’en a récoltés par la fiscalité.
La fonction de l’impôt
Ce sont les décisions budgétaires de la Confédération, contrôlées et validées par le parlement et financées par la Trésorerie nationale en partenariat avec la Banque nationale, qui engendrent les dépenses. A travers la lentille de la finance publique fonctionnelle, les recettes fiscales et les «emprunts» d’Etat ne précèdent pas les dépenses publiques – c’est l’inverse. De même que les banques commerciales n’attendent pas de pouvoir couvrir tous leurs crédits par des dépôts préalables (sans quoi l’économie cesserait vite de tourner), la Confédération n’«attend» pas d’avoir suffisamment de recettes pour effectuer ses dépenses, sans quoi elle se trouverait dans l’impossibilité de générer de la richesse chez les acteurs privés qui peuvent en avoir besoin. Or, en situation de crise, c’est précisément ce qu’on attend d’elle.
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L’impôt ne sert pas d’abord à «renflouer» les caisses de la Confédération. L’émission d’obligations fédérales non plus. Ce sont des outils qui permettent d’ajuster les priorités sociales et écologiques du budget fédéral aux éventuels risques d’inflation – et c’est évidemment crucial. La finance publique fonctionnelle n’est pas une apologie de la dépense publique inconsidérée. Elle n’a rien à voir, non plus, avec la «monnaie hélicoptère». Allons cependant plus loin: la Constitution n’octroyant pas à nos cantons de capacité d’émission monétaire, et nos communes gérant elles aussi d’importantes compétences, il devrait exister un droit de tirage cantonal et communal sur une enveloppe d’émission monétaire fédérale prévue à cet effet. Un déficit cantonal ne pose pas de souci pour autant qu’il puisse être transformé en une partie du déficit fédéral – qui, quant à lui, s’il n’est pas inflationniste, ne représente pas de danger. Il en est de même pour un déficit communal.
Au moment même où l’on se trouve en pleine crise sanitaire et en pleine détresse sociale et écologique, avec des besoins immenses et légitimes se faisant jour dans une population aux abois et sur une planète qui brûle et étouffe, il est regrettable d’entendre parler de «frein à l’endettement» fédéral, d’«austérité» à venir et d’un besoin de «relancer la croissance» afin d’«éponger» les déficits. Les défenseurs de cette vision dominante perpétuent des contresens auxquels tant de décideurs économiques et politiques, de droite comme de gauche, souscrivent aujourd’hui sans toujours s’en rendre compte.
Il faut leur ôter cette arme idéologique dangereuse qu’ils manient depuis si longtemps avec si peu de lucidité. Il faut d’urgence mettre la finance publique fonctionnelle sur la place publique!
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