Henri Weber était plus qu’une figure de la gauche socialiste française. L’ancien député européen, décédé des suites du Covid-19 le 26 avril, en incarnait le socle de rêves, l’appétit insatiable de pouvoir des ex-trotskistes et l’aveuglement engendré par l’exercice de celui-ci lorsqu’ils devinrent des caciques du PS. Mais il était surtout un de ces piliers-compagnons-gardiens du temple de cette «génération 68» jadis si impériale et aujourd’hui si décimée. Une génération sur laquelle le coronavirus est en train de refermer en France, par la profusion d’interdits qu’il génère, un funeste couvercle.

Il ne s’agit pas, ici, de relancer le débat sur l’héritage politique de ces années libertaires de révolte qui accouchèrent d’une nomenklatura française souvent cynique et prompte à oublier ses idéaux, une fois passée – comme l’écrivait Guy Hocquenghem – «du col Mao au Rotary». Constatons juste l’ampleur des dégâts: un pays quadrillé par la police qui exige – au moins jusqu’au 11 mai – des attestations pour tout déplacement; de futures «brigades» de dépistage chargées d’identifier les porteurs du virus, puis de les isoler; une application de traçage numérique peut-être justifiée sur le plan sanitaire, mais dont le rôle sera ni plus ni moins celui de «mouchard électronique»… Ajoutez à cela la paranoïa sanitaire ambiante en France, où le port du masque va devenir un marqueur sociétal entre ceux qui respectent les règles et ceux qui les négligent. La République de 2020 est devenue, pour contrer la propagation de ce mortel virus, celle d’un ordre médical implacable.

Jeu de massacre télévisuel

Henri Weber, fin connaisseur de l’histoire et des mœurs politiques hexagonales, n’a sans doute pas manqué de relever, avant de succomber, la suprême ironie de l’époque. 1968 fut le terreau fertile de très intégristes chapelles révolutionnaires. Lui était trotskiste. D’autres, nombreux, furent maoïstes, convaincus que la révolution venue de Chine permettrait aux masses rurales et laborieuses de confisquer le pouvoir aux ploutocrates bourgeois. Et voilà qu’un demi-siècle plus tard, l’ouragan épidémique né à Wuhan réalise, à sa manière, la société égalitaire rêvée. Chacun chez soi. Tous confinés. Haro sur les Parisiens exilés, dès la mi-mars, dans leurs terres provinciales. La fraternité de Mai 1968, avec son corollaire de liberté sexuelle, d’hypocrisies révolutionnaires, de naïveté et de provocations, a été remplacée par un #Restez chez vous rythmé chaque soir, par les statistiques du Ministère de la santé. Rêver d’une révolution future (écologique de préférence) devient un sujet pour des apéros «Zoom» ou autres qui engraissent les géants numériques assoiffés de nos données…

Même Daniel Cohn-Bendit, confiné outre-Rhin, n’échappe pas au piège fatal. Depuis Francfort, «Dany le Rouge» se retrouve, de temps à autre, pris dans l’engrenage de chaînes télévisées françaises d’information devenues vectrices de polémiques permanentes. Sacré miroir que celui du Covid-19. En Allemagne, une relative sérénité sanitaire règne, épaulée par des médias moins frénétiques. En France, la partition médiatique du confinement/déconfinement vire en permanence au jeu de massacre. Le boomerang historique hexagonal fait mal. «1968 incarnait une révolte qui ne désirait pas le pouvoir d’Etat, mais qui situait la contestation au cœur de la vie quotidienne et des modes d’existence, dans la critique des hiérarchies au sein des rapports familiaux, universitaires, professionnels, ainsi qu’au sein des organisations révolutionnaires elles-mêmes», écrivent, dans leur livre consacré à La Pensée 68 (Ed. Folio), Luc Ferry et Alain Renault.

Cinquante-deux ans plus tard, la parabole est renversée. L’aspiration à l’Etat domine. La famille redevient le repère ultime. La parole scientifique est vénérée. La culture, levier des idéaux de 68, est bâillonnée par la maladie. La hiérarchie économique, bousculée par la crise, se voit sauvée par le pompier budgétaire et ses lances à incendie remplies d’euros. «L’aversion au risque influence la façon dont nous nous investissons les uns vis-à-vis des autres», écrit fort justement Gaël Brulé dans son essai Petites Mythologies du bonheur français (Dunod), publié avant l’épidémie. Belle anticipation des mœurs en temps de Covid-19.

L’heure des clous

Dont acte. Il fallait bien qu’après des décennies d’attaques et d’embuscades destinées à la déboulonner, la «génération 68» finisse par rejoindre le cimetière des éléphants politiques français. La disparition d’Henri Weber – et le risque de voir d’autres compagnons de route septuagénaires le rejoindre – montre que l’heure des clous dans le cercueil est arrivée. Des funérailles (presque) sans amis, sans homélie et sans cortège. Confinement oblige.

Hexagone Express à l'heure du Covid 19: 

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