On ne peut comprendre le sens du maintien ou de la suppression de l’obligation de servir sans la situer dans son contexte historique et politique, sans essayer de saisir ce que la guerre peut vouloir dire aujourd’hui, en général mais pour la Suisse en particulier. Aussi vaut-il la peine de convoquer quelques auteurs qui, au fil des siècles, ont réfléchi à sa signification, ainsi que sur les personnalités – civiles et militaires – qui en ont conduit les opérations.

Il est en effet des constantes frappantes dans cette histoire. Il y a aussi des ruptures, plus malaisées à repérer, qui impliquent inextricablement le monde politique et la caste militaire, où que ce soit.

Le plus ancien stratège dont l’œuvre nous est parvenue est le Chinois – plus ou moins mythique – Sun Tzu. Il professait que l’objectif de la guerre est d’amener l’ennemi, sujet futur du vainqueur, à se rendre sans combattre, donc d’obtenir la victoire à un prix – en hommes, en biens et en dévastations – minimisé. On lui prête cet aphorisme: «La guerre qui se prolonge met en péril ceux qui l’ont provoquée.» Ses instruments sont le shi – emploi de forces limitées pour l’emporter, et la bonne connaissance de l’adversaire. Le premier de ces aspects trouve un écho accru de nos jours: la guerre prend une forme principalement économique (celle que les Etats-Unis conduisent contre notre place financière), où les cyberattaques (l’envoi de stuxnets contre l’Iran) ménagent autant les deniers de l’agresseur que les pertes de part et d’autre. Par ailleurs les frappes militaires classiques sont de plus en plus ciblées (celle lancée en 1999 pour retenir la Serbie de massacrer le Kosovo et celle annoncée par Obama contre la Syrie). Depuis un demi-siècle, c’est la dissuasion, pas seulement nucléaire, qui constitue le fin du fin. En bref, la «meilleure guerre» est désormais celle qu’on n’a pas besoin de mener, subsidiairement celle que l’on fait à moindres frais. La conception de Sun Tzu fait florès.

Au XIXe siècle, dans une logique proche, le Prussien Clausewitz relèvera que la guerre est un outil parmi d’autres de la politique et qu’il faut de préférence anéantir la volonté de l’ennemi, non ses troupes, en évitant de la sorte la guerre totale. Une boutade de Clemenceau le dit autrement, sous-entendant que l’objectif militaire n’a de sens qu’inscrit dans un contexte, souvent économique: «La guerre est une chose trop délicate pour être confiée à un militaire»; peu après, un de Gaulle encore méconnu n’affirmera rien d’autre en prônant la soumission des chefs militaires au pouvoir républicain. Il importe donc de se demander toujours, pour préparer sa défense, ce que peut viser in fine l’adversaire. D’analyser les «ressorts profonds» dictant les décisions des chefs adverses, pour reprendre un enseignement de La Discorde chez l’ennemi , écrit en 1923 par le même auteur. Or, aujourd’hui, qui diable s’intéresserait à envahir et occuper le territoire suisse, chose compliquée et chère de par notre position géographique et de par nos alliances? Notre capacité de nuisance peut certes être grande, mais elle est de nature économique, voire politique. S’attendre à une guerre classique, avec attaques aériennes dans le genre du Grand Cirque de Pierre Clostermann et des chars appuyés de vastes unités de fantassins, comme le 6 juin 1944 ou en 1943 à la bataille de Koursk, est une grossière faute stratégique; s’y préparer est pour le moins un incroyable gaspillage.

De toute évidence, les menaces qui pèsent sur nous (et dont la première a déjà commencé à se réaliser) sont la cyberguerre (contre certains départements fédéraux ces dernières années) et les actes terroristes contre les lieux et installations sensibles (ambassades, centrales nucléaires, hôpitaux, réseaux de communication, de transport et d’énergie); pour asymétriques qu’elles semblent être, pareilles offensives sont le plus souvent pilotées ou tolérées complaisamment et en sous-main par des Etats hostiles.

Il convient ensuite de s’interroger sur les moyens à mettre sur pied pour résister, éventuellement pour riposter. Il n’est pas inintéressant de rappeler à ce stade l’ouvrage publié en 1934, toujours par de Gaulle, Vers l’armée de métier ; il y prévoit le rôle décisif des blindés et de l’aviation, confiés à des soldats professionnels, en sus des conscrits. Nul politicien (sauf Paul Raynaud) n’y accordera crédit… jusqu’au désastre de l’invasion allemande en 1940. Au contraire, on fera confiance à Gamelin, figure emblématique de ces officiers qui préparent toujours la guerre d’avant. Le général nazi Heinz Guderian avait, lui, lu avec profit l’ouvrage prémonitoire et l’avait retourné contre la France.

La Suisse est maintenant dans une situation analogue, mais ce sont chars et avions qui sont obsolètes au vu du contexte géostratégique renouvelé, tout comme les unités d’infanterie encore bien trop considérables. Il nous faut des gens à la formation pointue pour garder les installations sensibles et des spécialistes de l’IT pour la cyberdéfense; les premiers cités ne doivent pas être professionnels, à l’inverse des seconds. Le seul domaine qui réclame des effectifs plus larges et des compétences moins poussées est la lutte contre les catastrophes.

Or, la disparition de vastes unités n’autorise plus le maintien de la conscription. Forcer, année après année, chaque classe d’âge à servir sous les drapeaux ne se justifie que pour protéger la patrie d’un danger concret en vertu des conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) – exception restrictive à l’interdiction des travaux forcés, de surcroît potentiellement meurtrière.

Aujourd’hui déjà l’inégalité de traitement est flagrante entre les moins de 50% d’incorporés et les autres jeunes hommes; en comptant les femmes, c’est moins de 25% de chaque classe d’âge qui sera astreinte. Il est clair que l’armée va vers des taux respectifs de l’ordre de 20 et 10%.

C’est aussi l’interdiction du travail forcé qui empêche de remplacer l’obligation de servir par une obligation militaire ou civile à choix, car ce serait là l’aveu que notre pays court un risque trop peu élevé pour faire subir cette astreinte. C’est regrettable du point de vue de la valeur d’un tel service qui saurait contenir un individualisme croissant. Le service volontaire apparaît ainsi comme la seule voie possible, pratiquée sans drame par des Etats voisins; le service civil est appelé à devenir facultatif également, ce qui en Allemagne par exemple ne l’a pas tué pour autant.

Personne ne saurait prédire combien de soldats seront nécessaires. Une professionnalisation partielle, on l’a vu, est de toute façon inéluctable, sans remettre en cause le principe d’une armée principalement de milice. Là encore les chiffres sont difficiles à fixer de façon abstraite… même si la majorité du parlement adore les deviner a priori en allant à la pêche miraculeuse. Ce qui est certain, c’est que le coût pour la Confédération, pour l’économie et pour les appelés eux-mêmes – actuellement neuf millions de francs – baissera fortement, ainsi que le gaspillage de forces, parfois de vies, consacrées à attendre un ennemi qui ne viendra pas, comme la garnison du lieutenant Drogo, dans un vieux fort isolé, mise en scène par le roman visionnaire de Buzzati, Le Désert des Tartares.

Conseiller aux Etats (Verts/VD) et membre du comité d’initiative pour la suppression de l’obligation de servir, en votation le 22 septembre prochain

La «meilleure guerre» est désormais celle qu’on n’a pas besoin de mener, ou celle que l’on fait à moindres frais

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