La course aux armements en Asie-Pacifique ne fait que commencer
Opinion
AbonnéOPINION. Alors que les Etats-Unis lâchent du lest sur les programmes d’armement de leurs alliés, ces derniers vont s’engouffrer dans la brèche., écrit Lionel Fatton, professeur assistant en relations internationales, Université Webster de Genève

L’Asie-Pacifique se militarise à une vitesse foudroyante depuis plusieurs années, et la tendance s’accélère. Le Japon transforme actuellement deux porte-hélicoptères en porte-avions pouvant transporter des F-35B américains, et son nouveau premier ministre envisage de doubler le budget de la défense; la Corée du Sud prévoit de déployer son propre porte-avions en 2033 et a testé son premier missile mer-sol balistique stratégique, lancé d’un sous-marin, en septembre dernier; l’Australie a décidé mi-décembre de renouveler sa flotte d’hélicoptères et, quelques jours plus tard, signe un contrat d’armement de plus de 700 millions de dollars avec… la Corée du Sud.
Sans surprise, la Chine et la Corée du Nord sont pointées du doigt comme sources principales de cette militarisation régionale: Pékin continue de moderniser ses forces armées, entretient des conflits territoriaux avec une dizaine de pays, dont le Japon et la Corée du Sud, et étend son influence dans le Pacifique Ouest, aux portes de l’Australie; Pyongyang persiste dans le développement d’armes nucléaires et de missiles balistiques, menaçant Séoul et Tokyo. L’affaire est cependant plus complexe que cela. Les Etats-Unis y jouent en effet le rôle clé de facilitateur. L’alignement des planètes est idéal pour une course aux armements.
Les Etats-Unis lâchent du lest
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’à récemment, les Etats-Unis ont certes fait en sorte que leurs alliés en Asie-Pacifique soient dotés de capacités militaires adéquates. Ce faisant, Washington s’est néanmoins assuré qu’ils n’accèdent pas à certaines technologies de pointe qui auraient pu affaiblir sa mainmise sur ces pays et déstabiliser les dynamiques régionales. Un bon allié est suffisamment fort pour résister à ses adversaires, mais assez faible pour devoir dépendre en partie du soutien américain, prodiguant ainsi aux Etats-Unis un certain contrôle sur sa politique de défense.
A l’heure où la puissance militaire chinoise atteint un niveau inquiétant, cet équilibre est de plus en plus difficile à maintenir. Le concept de «dissuasion intégrée» prôné par l’administration Biden pour contrer la Chine requiert un effort soutenu des alliés, appelés à partager le fardeau dans différentes dimensions de la sécurité régionale. Ces derniers, réticents de par leurs liens économiques avec Pékin, demandent des concessions, que Washington est maintenant contraint de leur accorder.
En mai 2021, les présidents américain et sud-coréen annoncent la fin des «directives sur les missiles», imposées à Séoul en 1979 et qui limitaient la charge de ses ogives et la portée de ses missiles afin d’éviter une course aux armements avec le voisin du nord. En contrepartie, les Etats-Unis peuvent à présent se targuer du soutien de la Corée du Sud pour le maintien «de la paix et de la stabilité dans le détroit de Taïwan», où la Chine se montre de plus en plus agressive.
La boîte de Pandore
En septembre de la même année, l’Australie conclut le pacte Aukus avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni, qui prévoit entre autres l’acquisition par Canberra d’au moins huit sous-marins nucléaires. Washington, pionnier de la propulsion nucléaire navale, ne l’avait jusqu’ici partagé qu’avec Londres, en 1958, de peur d’une prolifération de cette technologie sensible. Les Etats-Unis obtiennent en échange l’appui australien dans les domaines de l’intelligence artificielle et des technologies quantiques et cybernétiques.
L’ambition australienne de posséder la propulsion nucléaire navale et sud-coréenne de pouvoir élaborer ses missiles sans contraintes s’inscrit dans des agendas domestiques de longue date, bloqués jusque récemment par l’allié américain. Et de nombreux autres programmes d’armement sont encore en suspens. Séoul est depuis longtemps tenté par les sous-marins nucléaires tandis que Tokyo aspire à l’acquisition d’une capacité de frappe offensive, ce qui réveillerait de vieux démons dans les relations sino-japonaises.
Alors que les Etats-Unis lâchent du lest sur les programmes d’armement de leurs alliés, ces derniers vont s’engouffrer dans la brèche. La boîte de Pandore s’est fissurée. La course aux armements en Asie-Pacifique ne fait que commencer.
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