La situation de pandémie de Covid-19 a provoqué un raz-de-marée dans nos certitudes de spécialistes en gestion de crise. Une crise pas comme les autres, à la fois rapide et lente, imperceptible et concrète, insignifiante et violente, bref la crise des paradoxes! Bon nombre de nos repères ont disparu et le retour à une nouvelle normalité se fait attendre. La peur de demain, d’une seconde vague et de revoir nos structures de soins saturées hante nos esprits et influence nos décisions. Dans le même temps s’exprime avec force l’envie de certains de se «déconfiner» pour reprendre le cours normal de leur vie. Le besoin de retrouver un lien social non médié par l’écran avec ses collègues, ses amis, sa famille, de se réunir dans les lieux publics, de participer à des manifestations politiques ou des rassemblements festifs relève-t-il d’une saine acceptation du risque ou d’une folle inconscience? Passé le «pic» critique, que faut-il faire à présent pour se protéger, individuellement et collectivement, face à un risque invisible mais pourtant encore omniprésent? Pourquoi est-ce si difficile de sortir de cette crise?

Le Covid a bouleversé notre quotidien en imposant de nouvelles règles de vie, mais a rendu également complexe la perception du risque et celle de son évolution, entre controverses scientifiques étalées au grand jour et décisions politiques forcément critiquables compte tenu du caractère à la fois inédit et totalement incertain de la situation. Comme dans un film catastrophe, l’épidémie de Covid-19 s’est diffusée à travers le monde en quelques mois et a fait grandir l’inquiétude comme l’incertitude sur le dénouement: happy end ou apocalypse? Chacun a pu suivre et commenter les séquences de cette fiction devenue réalité en temps réel, sur tous les supports médiatiques que nous connaissons. L’épidémie devenue pandémie en cours de route avait la particularité de concerner chacune et chacun d’entre nous à différents titres: individuellement bien sûr mais aussi, dans une perspective générale, socialement dans la gestion de ses effets. Un peu comme si le mal venait en même temps de l’intérieur et de l’extérieur, englobant tous les aspects de notre existence. C’est peut-être ici que réside la spécificité de cette situation unique: par peur d’être contaminé ou de contaminer, comme pris dans le scénario haletant d’un film que nous étions en train non seulement de regarder mais de vivre, nos décisions collectives se sont fondées sur une perception du risque initialement marquée par l’insouciance puis par la surestimation, alimentée par des modèles mathématiques régulièrement publiés et prédisant le pire scénario.

Crise dans la crise

Loin de jeter la pierre aux spécialistes en épidémiologie confrontés aux limites de tout processus de connaissance, il est fondamental de voir – au-delà des outils de prévision de l’évolution de la situation – l’usage stratégique qui a été fait de ces informations à disposition pour piloter la crise. Car cette crise dans la crise, celle de l’expertise scientifique comme boussole des décisions politiques, n’a fait que renforcer la remise en question de nos modèles théoriques de gestion de crise, fondés sur une catastrophe initiale (la diffusion pandémique du virus), orientée vers le traitement immédiat des conséquences (capacité hospitalière d’urgence), puis la mise en place de mesures de prévention (distanciation, gestes barrières) avant d’escompter un retour au «monde d’avant». Or, voici que nous réalisons aujourd’hui que le Covid-19 n’est pas une crise conventionnelle, que le retour à l’initiale ne saurait s’entrevoir qu’à l’horizon de la découverte d’un hypothétique vaccin. Dans l’attente, comment mettre fin à la crise, qui n’est plus seulement sanitaire mais aussi sociale et économique? Comment «normaliser» ce risque exceptionnel pour restaurer une forme de continuité de nos activités? Quelles leçons pouvons-nous tirer dès à présent de cette crise iconoclaste? Répondre à ces questions nécessite de réhabiliter un acteur souvent cantonné aux seconds rôles: la population elle-même.

Le Covid-19 a suscité la peur, génératrice d’opposition réductrice de supposés intérêts divergents entre santé et économie. Qu’en est-il des analyses psychosociales et des conséquences des mesures de confinement puis de déconfinement sur l’individu et le collectif? Durant la période de confinement, les centres de soins ont été désertés. Deux raisons principales ont été évoquées. La première est en lien direct avec la peur de contracter le virus en consultant et la seconde par la communication des autorités de ne pas surcharger les structures pour permettre de faire face à un afflux de malades Covid-19. Cette mise en parenthèse de la prise en charge médicale habituelle a fait naître la peur d’un rebond lorsque la crise serait passée, ce qui aujourd’hui n’est toujours pas le cas. De manière générale, l’activité médico-sanitaire est plutôt calme et pourtant les structures de soins sont à nouveau disponibles. Certes, les mesures d’hygiène et de distanciation physique protègent l’individu non seulement du Covid-19, mais de toute autre maladie se transmettant par les mêmes vecteurs. Mais au-delà de ces mesures physiques de protection, le confinement n’aurait-il pas permis à la population de se régénérer, de trouver un rythme davantage adapté, à l’écoute d’elle-même? La population n’est-elle tout simplement pas moins malade de manière globale parce qu’elle s’est recentrée sur ses besoins propres, en échappant momentanément à la pression du temps disponible générée par la multiplication de nos engagements professionnels et privés?

Tous dans le même bateau

Dès lors, seule une approche intégrant toutes les dimensions de l’activité humaine donnera une vision cohérente des effets de cette pandémie sur nos sociétés. Pour éclairer cette vision, notons que dans un contexte d’injonctions parfois contradictoires sur les lignes de conduite à tenir, la population a depuis le début de la crise toujours semblé s’adapter, pragmatiquement, naviguant globalement avec bon sens et une certaine résilience sur les flots agités des décisions des autorités en participant activement à l’effort collectif. Tout en respectant les consignes sanitaires, elle a tracé son chemin pour finalement devenir notre baromètre, les comportements (moyennant quelques excès à la marge) épousant de façon quasi naturelle l’évolution de l’épidémie. Dès lors, la gestion de crise ne pourrait-elle pas se fonder sur le plan de continuation d’activité proposé par la population elle-même, finalement tout aussi pertinent que l’expertise «légitime» mais bousculée dans ses fondamentaux de la science et du politique? Dans une visée démocratique finalement salvatrice, les pilotes de la crise gagneraient sans doute en pertinence et en adhésion à leur stratégie en réhabilitant la population comme acteur (de l’évaluation du risque, des mesures de prévention) et ne pas la considérer seulement comme spectateur d’une crise qui serait tellement grave et complexe qu’elle nécessiterait d’être déléguée à une instance supérieure. «We are all in this together» (nous sommes tous dans le même bateau), et ce n’est que collectivement que nous sortirons, en tant que société, de la crise et des blocages qu’elle génère.

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