Le créationnisme n’a pas sa place à l’école
Opinion
Philippe de Vargas, pédagogue et ancien directeur d’école, s’élève contre la dernière offensive des créationnistes en Suisse. Il n’y a aucune raison d’enseigner leur théorie à l’école du moment que celle-ci n’a aucune base base scientifique
Sous le titre «Créationnistes à l’assaut de la Suisse», L’Hebdo du 4 février 2010 a consacré cinq pages à ces mouvements qui lisent le premier livre de la Bible comme un manuel de science infaillible. Ils affirment donc que Dieu a créé le monde en 6 jours, avec tous les êtres vivants, des dinosaures jusqu’à Adam et Eve, mais qu’une partie seulement de ces espèces ont survécu au Déluge et se sont reproduites sans changement jusqu’à ce jour. Ils s’opposent à toute idée d’évolution. D’après leurs calculs, la création du monde remonterait à environ 3000 ou 6000 av. J.-C. Les plus audacieux iraient jusqu’à un million d’années, mais restent très en deçà des estimations des hommes de science, qui se chiffrent en milliards.
Avant de poursuivre, levons un malentendu: il ne suffit pas de croire au Dieu créateur pour mériter le nom de créationniste. Si tel était le cas, seraient créationnistes à peu près tous les adeptes des grandes religions, y compris les nombreux savants qui ne voient aucune contradiction entre leur foi et l’évolution, car ils croient que celle-ci est le moyen que Dieu a choisi pour créer le monde vivant.
A peu près tous les chrétiens furent créationnistes jusqu’au XVIIe siècle. Au XVIIIe encore, beaucoup d’éditions de la Bible indiquaient, dans la marge, la date des événements: 4004 ou 3761 av. J.-C. pour la création, 2349 av. J.-C. pour le Déluge, etc. Cependant, avec les progrès des sciences bibliques et naturelles, toutes les grandes Eglises ont admis que la Genèse, avec ses impossibilités (les eaux existeraient avant la création du monde) et ses contradictions (les deux récits de la création qu’elle juxtapose sont incompatibles) doit être lue comme un texte poétique et symbolique, qui remanie le fonds commun des croyances moyen-orientales du premier millénaire avant notre ère pour exprimer la foi en un Dieu unique, créateur et bienfaisant, dans sa relation avec l’homme. La Bible est alors reçue, non comme «parole de Dieu», mais comme parole d’hommes inspirés sur Dieu. Ces Eglises ne reconnaissent donc aucune valeur scientifique aux récits de la Genèse.
Au cours des années 1970, les créationnistes ont cherché à étayer leur foi par des arguments scientifiques. Ils ont, d’une part, tenté de réfuter la théorie néo-darwinienne. Ainsi ont-ils mis en évidence sa difficulté à rendre compte de ce qu’on appelle la macro-évolution, c’est-à-dire le passage d’un ordre (les reptiles) à un autre (les mammifères), et des lacunes dans la chaîne évolutive (les «chaînons manquants»). D’autre part, ils ont rassemblé quelques indices, qualifiés par eux de preuves, de l’exactitude des récits de la création dans la Genèse. Par exemple, ils font grand cas des empreintes d’une patte de dinosaure et d’un pied humain apparemment superposées, donc contemporaines, tout en éludant les innombrables impossibilités de leur doctrine, impossibilités mises en évidence par les découvertes concordantes de la paléontologie, de la géologie, de la biologie et de l’astronomie. Ainsi, il est impensable que des couches de sédiments fossilifères de plusieurs milliers de mètres d’épaisseur aient pu se constituer en quelques mois ou années!
Le créationnisme «scientifique» n’a obtenu l’adhésion que d’un très petit nombre de chercheurs et d’aucun savant de grande renommée. Ses tenants, soutenus par une partie de l’opinion publique qui refuse l’idée d’évolutionnisme, ne revendiquent pas moins le droit de l’enseigner dans les écoles publiques, ou même l’allocation d’un temps égal à l’enseignement de la «théorie créationniste» et de la «théorie évolutionniste». C’est ce que demanderait, selon L’Hebdo, une initiative populaire qu’envisage de lancer l’association Pro Genesis, à Zurich.
Enseigner le créationnisme à l’école suppose qu’il soit reconnu comme scientifique. Or, on sait que toute science doit se plier à certaines exigences: elle doit élaborer des hypothèses à partir de l’observation des phénomènes, hypothèses qui sont ensuite vérifiées expérimentalement pour devenir une théorie; celle-ci fait à son tour l’objet d’observations critiques débouchant sur de nouvelles hypothèses, qui, si elles sont vérifiées, entraînent la modification ou le remplacement de la théorie admise. Le créationnisme en est loin. Fondé sur une Révélation intangible, il se borne à chercher des indices qui la confirment.
Alors que la science est en constant devenir, le créationnisme ne peut pas se remettre en cause et évoluer. Il n’a donc pas sa place à l’école, sinon sous la forme d’une information, en marge des cours de sciences naturelles, sur l’existence de ce courant de pensée. En effet, les élèves ont le droit de savoir que le créationnisme existe et quelles sont ses principales critiques envers la théorie évolutionniste, dont certaines ne sont pas dénuées de pertinence. Les enseignants ne doivent pas non plus présenter le néo-darwinisme comme une vérité définitive. Ce sera tout bénéfice pour le développement de l’esprit critique de leurs élèves.
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