Le monde de l’édition (presse et livre), concentré désormais dans une série de méga-groupes éditoriaux privés, vit depuis trente ans selon les normes néolibérales.

La presse comme l’édition littéraire en sont transformées, avec un reflux des secteurs les plus expérimentaux ou alternatifs au mainstream. Les économistes appellent cela un «oligopole à franges». Ceux qui n’ont pas disparu ont pris le maquis, vers des niches associatives ou thématiques, à publics spécifiques (comme les presses universitaires ou les journaux militants). On a beaucoup glosé sur l’uniformisation de la presse. Evoquons ici le lissage de la production littéraire, en attendant sa future régulation par des algorithmes…

Invention du best-seller

A la fin du XIXe siècle, le journalisme américain invente le best-seller, ouvrage accédant aux listes hebdomadaires des meilleures ventes. En France, le terme s’impose à la fin des années 1950, quand l’éditeur Robert Laffont publie des succès américains dans sa collection «Best-sellers», qui publie en traduction.

Après 1945, un véritable processus industriel est élaboré pour maîtriser et reproduire les paramètres du succès. La chaîne TF1 crée en 1975 un magazine, «Best-seller», en vue d’éclairer la question «Qu’est-ce qui fait le succès d’un livre?». Depuis, la liste des «meilleures ventes» a pénétré l’ensemble des médias: magazines professionnels comme Livres Hebdo, hebdomadaires à large spectre et même la presse quotidienne.

Machines à succès

La différence se fait dès lors entre les ouvrages de fonds «à rotation lente» (classiques, usuels, etc.) et les machines à succès. Selon Gérard Genette, la viralité du best-seller repose sur un mécanisme de base, il «suffit à l’éditeur (ou à ses agents de communication) de «faire savoir» au plus vite (mais pas trop vite) que des milliers voire des millions de lecteurs (de spectateurs, d’auditeurs…) ont aimé ce livre (ce film, ce disque…), qui figure déjà sur «toutes les listes des meilleures ventes». Les «nouveaux» lecteurs ainsi suscités savent alors parfaitement ce qu’ils achètent: le succès lui-même, en lui-même et pour lui-même. Ce n’est jamais trop cher payé.» (pp. 187-188).

Cette hypothèse ironique y voit l’invention d’un cercle vertueux. C’est l’affaire immémoriale du désir mimétique, dans sa version consumériste. L’éditeur Bernard Grasset définissait également la publicité littéraire comme «l’audace de proclamer acquis ce que l’on attend.» (Paris-Presse, 6 août 1951). Et d’ailleurs, que lit-on aux premières lignes du roman de Joël Dicker, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert?: «Tout le monde parlait du livre [de Marcus Goldman]». Et plus loin: «Personne ne sait qu’il est écrivain. Ce sont les autres qui le lui disent.» (p. 63).

Des méthodes issues du marketing industriel

Autrement dit, le cœur de la fable porte sur le succès du livre et la reconnaissance de l’écrivain: l’intrigue même du roman s’organise comme la prophétie auto-réalisatrice de sa réussite commerciale. L’accès à une large audience dépend de la capacité à faire résonner dans les médias la promesse du succès. La réputation conférée par l’avis des pairs, le bouche-à-oreille du milieu culturel, la recommandation des critiques spécialisés, tout cela, qui constituait la logique d’autonomie (et parfois de clôture!) des formes littéraires, se voit surpassé par des méthodes issues directement du marketing industriel.

Dès lors que le palmarès des «meilleures ventes», conçu de manière automatisée, fonctionne comme critère de classement et indicateur médiatique, le succès commercial apparaît comme un fait indépassable. Le questionner, c’est passer pour élitiste ou arriéré. Or, si la visée industrielle n’est pas récente, quelque chose de neuf s’observe cependant: de tels processus se taillent désormais la part du lion dans les choix éditoriaux, comme l’a montré André Schiffrin dans L’Argent et les mots (2010). La manière d’évaluer et de sélectionner les ouvrages littéraires et le statut des «gate keepers» traditionnels (critique littéraire, université, école, prix) se trouvent profondément modifiés, suscitant au passage des polémiques virulentes.

«Capitalisme artiste»

Ces métamorphoses s’inscrivent dans un «capitalisme artiste» que Lipovetsky et Serroy décrivent comme un «système qui produit à grande échelle des biens et des services à finalité commerciale mais chargés d’une composante esthétique-émotionnelle, qui utilise la créativité artistique en vue de la stimulation de la consommation marchande et du divertissement de masse» (p. 67).

Selon eux, les artistes ont dû renoncer en partie à leur autonomie, précieuse durant les deux siècles précédents: les voilà désormais le plus souvent otages du divertissement (entertainment). L’industrie intègre l’art comme créateur de désir dans un marché difficile, telle est «l’économie créative». Les sphères artistique, économique et financière s’interpénètrent de sorte qu’il devient peu aisé de différencier l’art industriel de l’art pour l’art, le succès commercial du prestige symbolique, les effets de mode des innovations réelles.

La visée du coup éditorial

Ainsi, le prestige accordé autrefois à des œuvres jugées «grandes» selon les critères des pairs perd son influence dans la vie publique. Signe de cela, la «pipolisation» de l’édition et de la presse culturelle qui parlent plus des individus que de leurs écrits. C’est le sujet du roman satirique de Noëlle Revaz, L’Infini livre (2013). Rémi Rieffel constatait déjà: «[Il] est incontestable que les médiateurs et les marchands (les journalistes et les financiers) ont à l’heure actuelle davantage de poids sur la vie culturelle que les mandarins (les savants, les écrivains et les artistes), et que la balance entre ces deux mondes semble pour le moins inégale.» (p. 328).

Quand la visée du coup éditorial s’impose (tendance analogue dans l’offre politique contemporaine?), la notion même d’«œuvre», comme projet esthétique global, perd son sens. La célébrité littéraire s’aligne sur le star-system. Du même coup, les créations inspirées de modèles plus variés s’effacent. Le recul de la biblio-diversité est-il une bonne nouvelle pour quiconque?


Références:

Gérard Genette, Bardadrac, Seuil, 2006.

Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Gallimard, 2013.

Rémy Rieffel, Que sont les médias?, Gallimard, 2005.

André Schiffrin, L’Argent et les mots, La Fabrique, 2010.


Jérôme Meizoz, écrivain, vit à Lausanne, auteur de La littérature «en personne». Scène médiatique et formes d’incarnation, Slatkine, «Erudition», 2016.

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