De la culture russe, entre guillemets
Opinion
AbonnéOPINION. Les hérauts officiels des institutions de la culture russe d’aujourd’hui affirment qu’elle est différente, ou qu’elle est meilleure que celle occidentale, qui voudrait pourtant l’annuler. La chercheuse Olga Medvedkova, quant à elle, est frappée par le nationalisme violent de cette culture
En 2013 parut en Allemagne la biographie de Fritz Bauer (Fritz Bauer oder Auschwitz von Gericht), écrite par Ronen Steinke. En 2015 sortait le film de Lars Kraume, consacré à Fritz Bauer: Der Staat gegen Fritz Bauer, d’après un scénario coécrit par Lars Kraume et Olivier Guez. En 2017, ce dernier publiait La Disparition de Josef Mengele. C’est ainsi que Fritz Bauer, mort en 1968, nous est revenu. C’était en même temps qu’ont eu lieu la révolution du Maïdan, l’annexion de la Crimée et le début de la guerre latente menée par les Russes contre l’Ukraine. Le retour de Fritz Bauer à ce moment précis n’était pas un hasard. Nous sentions ici, en Europe, qu’il fallait renforcer notre immunité contre la tyrannie.
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A la recherche d'un Fritz Bauer russe
Fritz Bauer, procureur allemand d’origine juive, participa à la capture d’Adolf Eichmann. Il organisa et mena à bien le procès d’Auschwitz au moment où personne (c’était en 1963) ne voulait plus entendre parler des crimes des nazis. C’est lui qui élabora et appliqua le concept de l’Etat criminel et de la responsabilité collective face aux crimes, commis collectivement. Malgré la résistance féroce des autorités allemandes, Fritz Bauer réussit cette opération en grande partie parce qu’il décida d’en parler publiquement. Durant un débat, on lui demanda: «De quoi, après toutes ces horreurs, les Allemands peuvent-ils être fiers? Peuvent-ils être fiers de leur culture?» Fritz Bauer répondit: «Nous ne pouvons être fiers ni de Goethe ni de Schiller. Nous pouvons seulement être fiers du bien que chacun de nous a fait lui-même.»
L’Allemagne a eu la chance d’avoir Fritz Bauer. La jeunesse allemande a eu la chance d’avoir entendu ces mots grâce auxquels elle a pu se reconstruire moralement, se désolidariser d’un passé violent. La Russie aura-t-elle un jour cette chance? Pour le moment, hélas, nous observons plutôt un processus contraire. Aussi bien les défenseurs que les opposants du régime sanglant de Poutine, de cette tyrannie qui mène une guerre criminelle contre un pays souverain, qui commet un génocide contre le peuple ukrainien, tous ces gens aussi différents soient-ils politiquement, montent au créneau dès qu’il s’agit de défendre la «culture russe». De tous les côtés, on entend aujourd’hui cette même absurdité: la «culture russe» est en danger. Elle est victime de la cancel culture de la part de l’Occident. Elle risque d’être annulée, effacée! Les propagandistes et semi-propagandistes du Kremlin le crient, parfois le chuchotent. Toutes sortes de gens le répètent après eux. On entend cette phrase aussi bien dans la bouche de Nikita Mikhalkov et Tatiana Tolstoï, que de celles de Sergueï Loznitsa et Vladimir Sorokine. Que se passe-t-il au juste? Qui a peur de quoi? Qui est en train d’annuler quoi exactement? Je n’observe, de mon côté, aucun signe d’une telle annulation. J’ai récemment participé à une émission sur France Culture, dédiée à Vassili Kandinsky. Mes amis traducteurs ont au même moment présenté à Londres leur nouvelle traduction de Pouchkine. Alors quoi?
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La différence entre Pouchkine ou Kandinsky, d’une part, et la «culture russe», de l’autre, est pourtant énorme. C’est la différence entre les noms propres et les noms communs, entre le particulier et le général. Entre les livres russes, les tableaux russes et la «culture russe» que je mets entre guillemets. Car sans mise à distance, la «culture russe» représente aujourd’hui un véritable danger.
De tous les côtés, on entend cette même absurdité: la «culture russe» est en danger. Elle est victime de la cancel culture de la part de l’Occident.
«Culture russe» et nationalisme
En mai, les usines Tetra Pak situées en Russie ont enlevé les couleurs de leurs boites de jus et de lait en sortant des emballages blancs. Sur certains, le nom du produit n’est même plus indiqué. Sur d’autres, le nom figure, mais pas les ingrédients. La «culture russe» ressemble à ces produits que l’on tente de nous vendre. Seulement, attention! Acheter de la «culture russe» devient dangereux. Nous ne savons pas ce que cette marque contient: quel pourcentage de propagande, de haine, de nationalisme, de slogans anti-occidentaux et homophobes? Quel pourcentage de Novitchok? Parfois, ces ingrédients sont si bien mélangés qu’il est impossible de les reconnaître. Les écrivains, les musiciens, les peintres russes (de préférence morts) sont malaxés avec des idées qu’ils n’auraient jamais acceptées de leur vivant. Aurons-nous envie de consommer ce breuvage vendu sous l’étiquette de la «culture russe» ?
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Un échantillon de cette cuisine nous est fourni par l’interview du 22 juin dans un journal russe du directeur du musée de l’Ermitage, Mikhaïl Piotrovski. Tout est clair: la «culture russe» est la ressource que Piotrovski vendait avec succès à l’Occident en faisant valoir ses valeurs occidentales. Aujourd’hui, cet apparatchik privé de ses revenus produit des grossièretés dignes de la propagande officielle. L’Occident annule, dit-il, la «culture russe», car il ne supporte pas que la Russie d’aujourd’hui, ce soit l’Occident et l’Europe d’hier. Et, dit-il, l’Europe d’aujourd’hui n’est plus l’Europe du tout. Qu’elle soit particulariste version Alexandre Douguine («nous sommes à part, nous ne sommes pas comme vous») ou universaliste version Piotrovski («nous avons absorbé la culture occidentale, nous l’avons digérée, nous sommes devenus vous, mais en mieux»), la «culture russe» a aujourd’hui pour composante principale le nationalisme.
Et même s’il ne s’agissait que de la très bonne «culture russe» probe, quand les Russes font ce qu’ils font en Ukraine, la meilleure chose qui pourrait leur arriver serait qu’un nouveau Fritz Bauer vienne leur parler. Qu’il leur dise que ni Pouchkine, ni Dostoïevski ne les sauveront de cette horreur. Que les gens ne sont pas dupes. Que personne n’aimera les Russes pour leur «culture russe» s’ils continuent à faire ce qu’ils font. La meilleure chose qui peut arriver à la Russie aujourd’hui c’est que la «culture russe» soit annulée. Car, aujourd’hui, la «culture russe» sert à renforcer l’idée de l’exception russe et, dès lors, à justifier la violence et le crime.
Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivaine. Elle est directrice de recherche au CNRS, spécialiste en histoire de l’architecture moderne, ainsi que de la culture russe. Elle est auteure de plusieurs livres en histoire de l’art et de textes de fiction, dont le dernier est Réveillon chez les Boulgakov, Paris, TriArtis, 2021.
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