Mais il faut considérer tout cela à la lumière d'une administration Bush se bagarrant sur tous les fronts pour imposer un calendrier de droite à une nation plus centriste et à un monde considérablement plus libéral.
Dès le début, Bush a pris un certain nombre de décisions qui étaient des promesses électorales à sa base de droite ou des réactions de droite automatiques à de nouveaux sujets. Il y en a eu tellement que l'on a tendance à les oublier: la suspension de l'aide au planning familial à l'étranger; l'arrêt des réglementations sur l'environnement édictées par Clinton, y compris celle sur la réduction d'arsenic dans l'eau potable; la destruction des dossiers sur les contrôles d'armes après 24 heures; la pression en faveur d'une assistance fédérale aux organisations caritatives religieuses; le forage dans le parc national d'Alaska, dans des territoires fédéraux protégés, dans les Grands Lacs et dans le golfe du Mexique; la réduction massive d'impôts sur les hauts revenus; le refus de limites d'émissions de CO2; le refus du Protocole de Kyoto, du Traité d'interdiction des essais nucléaires, du Traité ABM sur la défense antimissile, de la Convention sur les armes biologiques, des efforts de contrôle du commerce international des armes légères; le refus de faire progresser le traité sur le Tribunal pénal international; le refus de coopérer à des mesures énergiques contre l'évasion fiscale pratiquée grâce aux paradis fiscaux offshore.
Parfois, Bush a dû faire marche arrière: le retrait du Kosovo, promis pendant la campagne, est devenu un maintien de notre présence et un engagement à rester fidèles à nos alliés; les attaques contre l'aide du FMI (Fonds monétaire international) lors de crises monétaires à l'étranger ont peu à peu fait place à un soutien de facto à la Turquie et à l'Argentine; la politique énergétique du «produire plus» a rapidement été recouverte d'un vernis d'«économiser plus». Plus étonnant encore, après l'expulsion de plusieurs diplomates russes, on est passé à une sorte d'idylle avec un Poutine ex-membre du KGB digne de confiance; un refus initial du leadership dans le conflit israélo-palestinien a rapidement laissé place à un activisme renouvelé avec l'envoi de Tenant et Powell au Proche-Orient, aussitôt suivi d'un retrait lorsque les choses ont commencé à mal tourner. Quant à la Corée du Nord, ce fut d'abord un refus de poursuivre les négociations commencées par Clinton avec un Kim Il Sung dont on se méfiait, suivi d'une promesse de renouer le dialogue, suivi de conditions qui interdisaient toute négociation, suivi d'assurances du secrétaire d'Etat, Powell, selon lesquelles nous n'exigeons pas de conditions particulières et sommes prêts à discuter avec quiconque où que ce soit.
La dernière performance de Bush est la recherche – financée par l'Etat fédéral – sur les cellules souches. D'abord considérée comme un sujet mineur par la Maison-Blanche, elle a rapidement pris les proportions d'un débat national majeur que Bush a dû aborder dans son premier discours présidentiel à la nation. Pendant des semaines les militants anti-avortement, fortement appuyés par la hiérarchie catholique, et les protestants évangéliques, ont fait campagne à tous les niveaux pour contraindre Bush à honorer sa promesse électorale de mettre son veto à tout financement fédéral de la recherche thérapeutique sur des embryons humains. Au même moment, la communauté médicale et scientifique, soutenue par les démocrates et un certain nombre de leaders républicains anti-avortement, faisait pression en faveur du financement. Les deux choix avaient un prix politique très élevé. La Maison- Blanche insistait sur le fait que Bush se trouvait face à un choix déchirant et qu'il était entièrement plongé dans l'étude des détails. La décision de Bush tire le meilleur profit d'un choix politique aussi restreint: il a tranché en faveur du financement fédéral mais uniquement pour les cellules provenant d'embryons déjà détruits au 9 août 2001.
Le bref message de Bush à la nation sur ce sujet est certainement le plus présidentiel qu'il ait prononcé jusqu'ici. Le texte était habile et convaincant. Il fallait y voir des heures de répétition et un rédacteur de discours très compétent, capable de faire exposer à Bush les différentes facettes d'un sujet très complexe et les angoisses dans lesquelles il s'était débattu avant de rendre sa décision. Aucune partie n'en est entièrement satisfaite, mais aucune ne s'est fâchée non plus. Bush a ouvert la porte de la recherche thérapeutique au financement fédéral avec de si bonnes raisons qu'il n'est pas difficile d'imaginer que si la recherche sur les cellules souches fait de notables progrès, ou si elle est interrompue à cause des étroites limites approuvées, il sera possible de forcer la porte à s'ouvrir plus largement.
Malgré les démentis évidents de la Maison-Blanche, aucun observateur pertinent à Washington ne peut douter que les considérations politiques ont pesé de tout leur poids sur cette décision. Pour l'instant, ce choix de Salomon n'a pas atteint Bush politiquement et pourrait même aller à l'encontre du sentiment général d'impréparation intellectuelle et de manque d'imagination dans la politique publique dont il souffre.
L'administration Bush a pris une série de décisions malavisées sur des questions nationales. Cependant, aussi peu judicieuses et déplaisantes soient-elles, ces décisions interviennent au moins au sein d'un système de gouvernement solide et d'une longue tradition démocratique. Nous savons tous que le président, le Congrès ou les tribunaux sont capables de les modifier ou de les annuler. Mais nous avons aussi en grande partie le pouvoir de réparer les dégâts.
Nous n'avons pas de consolation comparable en ce qui concerne la série de décisions unilatérales que Bush a prises en politique étrangère. Elles interviennent dans un système international fragile où la souveraineté absolue des nations n'est soumise à aucune loi. Le Tribunal de dernière instance est cette devise de Louis XIV: ultimo ratio regum (le roi a finalement toujours raison). Le principe fondamental et la règle d'un Etat souverain sont la survie, et la force son ultime recours.
C'est contre cette réalité qu'il faut comprendre le rejet progressif vraiment radical de notre système d'accords internationaux d'après-guerre. Aucun observateur, aucun participant à la Seconde Guerre mondiale, à la victoire des Alliés, à la reconstruction éclairée du monde d'après-guerre, au développement progressif des Etats souverains de ce monde en une société et une économie de plus en plus globales, ne peut douter qu'il s'agit d'une réussite politique, économique et sociale. C'est sans comparaison depuis l'Empire d'Auguste. Et le plus important n'est pas la pax romana d'Auguste, mais le consensus rationnel des Etats souverains que leurs intérêts, et ceux de leurs citoyens, sont mieux servis en nouant des accords internationaux. Cela a toujours été la conviction des Etats-Unis et la raison pour laquelle le Sénat les a approuvés. C'est précisément cette éclatante réussite de nos gouvernements d'après-guerre dont l'administration Bush se désintéresse avec autant d'arrogance.
La construction de la communauté internationale globale d'après-guerre a été lente, difficile, coûteuse en vies et en argent. Elle a signifié le lent et peu enthousiaste abandon de la souveraineté théorique de chaque Etat-nation participant. Les Européens de l'ouest ont pris les décisions les plus audacieuses pour créer une Europe unifiée au sein de laquelle les obligations instaurées par traité se sont fondues dans les lois nationales. Ce processus continue, certainement stimulé par le mépris de l'administration Bush à l'égard de quelques-uns de nos engagements majeurs de l'époque d'après-guerre.
Les conséquences ne sont pas insignifiantes. L'annonce selon laquelle les Etats-Unis vont soit modifier le Traité ABM afin de permettre de construire un système ABM actuellement interdit, soit renoncer au traité, a de vastes implications. La Chine et la Russie y voient un bouleversement de l'actuel équilibre pacifique global de la terreur. Toutes deux y voient une menace contre leur capacité à se défendre ou à éviter le genre de chantage nucléaire dont l'administration Bush prétend que son système ABM permettra de se prémunir.
Le premier résultat est la signature inquiétante, à mi-juillet, d'un Traité russo-chinois d'Amitié et de Coopération pour vingt ans – un rapprochement de ces deux puissances mondiales après l'exploitation réussie par Nixon en 1972 des tensions sino-soviétiques. Les leaders de l'administration cherchent à se donner du courage en affirmant que le commerce avec nous est bien plus important pour la Chine et la Russie que des soucis injustifiés sur l'équilibre stratégique, mais ils ne sont pas convaincants. Les sentiments de survie nationale, d'indépendance souveraine, de fierté nationale, qu'ils soient rationnels ou non, l'emporteront toujours sur la prospérité et le consumérisme.
De la même façon, la décision de Bush de ne pas ratifier le Protocole de Kyoto a déjà conduit les Etats-Unis à un isolement similaire vis-à-vis des 178 autres pays avec lesquels les Etats-Unis avaient négocié l'accord dans notre propre intérêt.
Le danger est que ces refus d'accords internationaux majeurs, que la droite nationaliste républicaine a toujours eus en horreur, vont provoquer des changements irréversibles à la paix qui règne actuellement entre les grandes puissances.
Les décisions ont des conséquences. Le Traité de Versailles a incontestablement ouvert la voie au mouvement nazi en Allemagne et à la Seconde Guerre mondiale. La première élection de Lincoln a déclenché la sécession des Etats du sud. L'invasion de la Pologne par Hitler a contraint l'Angleterre et la France à entrer en guerre contre l'Allemagne.
Nous n'en sommes probablement pas à un tournant aussi dramatique. Mais étant donné la compréhension imparfaite que nous avons eue de la Russie et de la Chine durant les cinquante dernières années, il est imprudent de supposer que leurs dirigeants politiques, très réalistes, tiennent les Etats-Unis pour aussi bienveillants et compréhensifs que nous les voyons nous-mêmes.
La combinaison des décisions hasardeuses de l'administration Bush sur les plans intérieur et international devient de plus en plus préoccupante à mesure que les sondages indiquent qu'une grande partie du public est inconscient de ce qui se passe. Les sujets eux-mêmes sont complexes. La nation est en paix et continue de prospérer. Le président est sympathique et bien noté pour sa civilité et sa modestie.
Et c'est là que réside le défi pour les démocrates. Ils voient, comme les républicains modérés, les dangers de sa politique nationale et étrangère. En revanche, le public ne s'intéresse pas encore aux grandes décisions prises avec beaucoup moins de réflexion, quant à leurs mérites intrinsèques ou leurs implications politiques, que celle accordée à la question de la recherche sur les cellules souches.
Rien ne pourrait donner davantage d'éclat à George Bush, ni mieux nous rassurer, que d'accorder la même attention approfondie qu'il prétend avoir consacrée aux cellules souches, aux problèmes beaucoup plus cruciaux de nos relations internationales, dont il fait si peu de cas.