Je l’ai croisée en septembre chez des amis communs, qui, la sachant Russe, se sont précipités pour lui demander son avis «éclairé» sur la guerre, la menace nucléaire, Poutine, etc. La curiosité naïve des Français, teintée de russophilie béate, m’étonnera toujours. Je me demande si les Suisses souffrent de la même démangeaison.
Olga ne s’est pas fait prier:
– L’Ukraine n’existe pas en tant que pays. Ce sont les Anglo-Saxons qui tirent les ficelles de leur soi-disant indépendance. Poutine est en train de sauver l’Europe du nazisme. Vos médias vous mentent en passant sous silence les crimes ukrainiens. Zelensky est un clown. Savez-vous qu’il prend des drogues dures?
Il y a eu comme un malaise. Mes amis français, en hôtes bienséants et lâches, ont préféré changer de conversation plutôt que s’indigner.
Tout cela pour dire, chère Nadia, qu’il y a anguille sous Russe. Il ne suffit pas de quitter la Russie pour abandonner aussitôt, tel un crabe qui mue, ses envies d’empire, son complexe de supériorité ou son ressentiment vis-à-vis de l’Ukraine. Il me paraît donc pure folie de laisser entrer en Europe, comme une lettre à la poste, ces rescapés du 21 septembre 2022, date à laquelle la mobilisation «partielle» a été décrétée en Russie – dans le mois qui a suivi, on a parlé de 800 000 déserteurs qui auraient franchi les frontières de la Géorgie, du Kazakhstan, de l’Arménie, de la Mongolie… Vous aviez souligné dans votre blog qu’ils «refusent tout de même d’aller tuer les Ukrainiens» et qu’il faudrait de ce fait être plus ouverts avec nos bras. Je ne crois pas, quant à moi, que cette fuite signifiait autre chose que le besoin animal de sauver sa peau devant l’abattoir.
Ma conviction profonde: si la guerre russe avait été une belle parade victorieuse, comme ce fut le cas en Crimée en 2014, on se serait bousculés dans les centres de recrutement, on en aurait redemandé! Etre payé 195 000 roubles par mois (3000 euros environ, soit quatre fois plus que le salaire moyen des Russes), pour revenir auréolé de gloire et d’avantages sociaux (prêt immobilier à taux préférentiel, gratuité des transports, retraite anticipée, etc.)! A ce tarif, on aurait assisté à un mouvement migratoire inverse: des Olga au masculin seraient rentrés au pays pour aller mettre la main à la pâte. D’ailleurs, au moment de l’annexion de la Crimée, vous vous en souvenez sans doute, chère Nadia, que bien des «libéraux», bien des anti-poutiniens dans l’âme, ne voyaient rien d’inconvenant à l’idée de dépouiller leur voisin. Quand on lui avait posé la question d’un retour éventuel de la Crimée à l’Ukraine, Navalny lui-même avait eu cette phrase qui avait fait bondir mais qu’on préfère oublier aujourd’hui tant on a besoin d’un opposant russe immaculé: «La Crimée n’est pas un sandwich au saucisson pour qu’on passe notre temps à la rendre à droite et à gauche.»
Les nouveaux émigrés russes seraient, en grande majorité, contre le régime en place et aimeraient qu’il change, écrivez-vous. C’est leur faire un procès d’intention et pratiquer le vœu pieux sans aucune preuve. Je ne parle pas, bien évidemment, des opposants réels, ces journalistes courageux, ces activistes, ces intellectuels qui défient réellement le régime en paroles et en actes – une infime poignée de ceux qui émigrent. Les autres? Je veux bien croire qu’une grande proportion d’entre eux voudraient que la guerre se termine rapidement: elle a chamboulé leurs habitudes et bloqué leurs cartes de crédit. Au moment de lever un toast ou quand on leur tend le micro, ils scandent «Merde à la guerre!» en bombant le torse. Je n’en ai pas trouvé beaucoup pour crier «Il faut que l’Ukraine gagne!», qui est pourtant la condition sine qua non d’un éventuel changement politique en Russie.
Je relisais le témoignage glaçant d’un proche d’Irina Slavina, cette journaliste harcelée par les siloviki (les forces de l’ordre) qui s’est immolée par le feu en octobre 2020 devant l’entrée de la préfecture de Nijni Novgorod en laissant ce message: «La Fédération de Russie est responsable de ma mort.» Deux ans après, en octobre 2022, son propre fils s’est porté volontaire pour aller tuer les Ukrainiens, en déclarant: «Quand nos grands-pères se sont battus, ils n’avaient pas le choix, ils ont été mis devant les faits par les nazis. Aujourd’hui, j’ai le choix et je l’ai fait. Oui, quelque part je ne suis pas d’accord avec la politique de Poutine. Mais ils ont fait exploser le pont de Crimée… La victoire sera à nous!»
Voyez, chère Nadia, l’abîme qui s’ouvre parfois dans ces Russes à double fond.
La Russie de demain, qu’on le veuille ou non, sera faite de ces gens mi-figue mi-raisin, qui vivent dans l’ivresse de la brutalité appliquée aux autres. Pourra-t-on construire la paix avec eux autrement que dans un rapport de force?
Iegor Gran est né à Moscou. Son père, l’écrivain Andreï Siniavski, est dissident. Sa famille s’installe en France lorsqu’il a 10 ans. Auteur de nombreux livres chez P.O.L, il a publié «Z comme zombie» en 2022.