J’avoue qu’en lisant le début de votre lettre, j’imaginais la suite différente. Je voyais déjà Olga, en bonne Cendrillon, se révolter, sur fond de musique de Prokofiev, contre ces Russes riches, méchants et forcément pro-poutiniens, pour qui elle travaille. Mais, nous ne sommes pas dans un conte de fées, et cette brebis supposée, par définition, a bien la gueule d’un loup. Une erreur de casting. Oui, vous avez raison, ces gueules sont nombreuses et, ces derniers temps, elles semblent être partout, même sur les visages bien-aimés de personnes que nous considérons comme proches. Cela vous effraie? Cela vous fait enrager? Moi aussi, et comment! Mais de là à dire que tous les Russes sont comme ça, non, je ne suis pas d’accord. Car j’en connais tant d’autres. Je suis bien placée pour voir, à travers les commentaires de mes lecteurs, qu’il y a vraiment deux camps qui se contentent, pour l’instant, d’une guerre civile verbale. Il y a tant de haine qu’une allumette suffirait… Que la raison nous en préserve!
Je vous vois en ce moment lever les yeux au ciel et hausser les épaules. J’imagine à peu près les mots qui risqueraient de sortir de votre bouche, la bouche d’un Russe. Des mots que la fille de bonne famille moscovite que je suis ne devrait pas connaître. Ne vous fâchez pas, cher Iegor. C’est juste que j’ai horreur des phrases qui commencent par «tous les», j’ai horreur des généralisations. Vous me demandez, par exemple, si les Suisses souffrent de la même «démangeaison» que les Français, que vous décrivez comme naïfs et russophiles béats. Comment vous répondre par un oui ou par un non? Et comment voulez-vous que je le sache? Les Suisses sont, pour la plupart, des gens bien élevés, ils ne se grattent pas en public.
Sérieusement parlant, après 24 années passées en Suisse, je trouve que, si on devait identifier une caractéristique commune, cela serait le pragmatisme. Ils parlent des Américains et pas des «Anglo-Saxons». Ils n’aiment pas le bling-bling (surtout à Genève, où le spectre de Calvin plane bien au-delà du parc des Bastions), préfèrent les actions aux paroles, et cela inspire le respect. Cette guerre, qui se passe à douze heures de voiture seulement de la maison de la ministre de la Justice, a bien secoué leur pastorale alpine. (Pourquoi d’ailleurs dis-je «leur» au lieu de «nôtre», bien que j’aie un passeport suisse depuis des années?) Les Suisses se sont montrés extrêmement généreux envers les Ukrainiens, mais graduellement les voix ont commencé à se lever, pragmatisme oblige, en mettant en garde contre tout débordement. Un débordement qui touche à la plus sacrée de toutes les vaches: la neutralité, entraînant avec elle ce rôle du médiateur, du fournisseur des «bons offices» si important pour ce petit pays qui est le nôtre. Et puis, soyons honnêtes, qui rapporte. Nous finirons peut-être par devoir voter sur cette question…
Mais revenons à nos brebis-loups. Vous faites référence à mon texte sur les dissidents, déserteurs et profiteurs, en me mettant en position de devoir les défendre «en vrac». Le rôle de l’avocat du diable que vous m’imposez ici n’est gratifiant que quand il est joué par Al Pacino. Et je ne suis pas lui. Néanmoins, je vous dirai ceci. J’ai divisé «tous ces Russes qui fuient» en trois groupes distincts pour éviter justement les amalgames.
Nous sommes d’accord sur les dissidents qu’il faut absolument soutenir, et sur les profiteurs qui n’ont qu’à rester chez eux. Ils restent donc les déserteurs ou les réfractaires – désolée, je ne suis pas forte en termes militaires. Vous les traitez de lâches et je comprends très bien pourquoi. Croyez-moi d’ailleurs, rien n’est moins attirant à mes yeux qu’un homme lâche, j’en ai connu quelques-uns. Mais voilà la chose. Contrairement à vous, papa de deux filles, moi j’ai deux garçons. Deux garçons qui représentent pour moi le monde entier. Ils sont, comme moi, binationaux. Et je peux vous dire, cher Iegor, que si nous étions en Russie et s’ils couraient le moindre risque d’être appelés sous les drapeaux – ces mêmes drapeaux russes dont j’ai décoré leurs chambres quand ils étaient petits dans notre maison genevoise –, je ferais tout mon possible pour les aider à fuir: en avion, en train, à pied, sur un tapis volant. Pour qu’ils ne meurent pas. Pour qu’ils ne deviennent pas des assassins. Et je me foutrais royalement des étiquettes qu’on leur collerait. Donc, cher Iegor, si vous avez une pierre à jeter depuis Paris, jetez-la moi!
Vous dites que le besoin de sauver sa peau devant l’abattoir est animal. Je le trouve très humain aussi.
A très vite?
Nadia
Nadia Sikorsky est née à Moscou. Elle quitte son pays en 1989 pour la France, puis s’installe en Suisse. Journaliste et docteure en histoire, elle fonde Nasha Gazeta en 2007, le premier quotidien suisse en ligne en langue russe, qu’elle dirige encore.