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Roald Dahl face au révisionnisme culturel

OPINION. Vouloir réviser le texte d'un auteur comme Roald Dahl, loin d'amener à l'universalité, conduit à réduire le lecteur à une entité abstraite et générique, tout en méprisant l'auteur et son œuvre, écrit le philosophe Martin Morend

Des livres de Roald Dahl dans un magasin newyorkais, novembre 2011. — © Andrew Burton / AP Photo / KEYSTONE
Des livres de Roald Dahl dans un magasin newyorkais, novembre 2011. — © Andrew Burton / AP Photo / KEYSTONE

J’aimerais ici dire quelques mots sur le cas Roald Dahl, en particulier sur le révisionnisme récent dont il a été l’objet et, par suite, sur le révisionnisme culturel et son inconsistance sur un plan philosophique et éthique.

Au nom de quoi peut-on s’adonner à des changements textuels (suppression lexicale, réécriture, euphémisation) au mépris de la volonté d’un auteur? On nous dit: l’accessibilité. On nous dit: l’universalité. Il faut que le texte puisse être lu et apprécié, autrement dit qu’il soit intelligible et non vexatoire. L’accroissement du lectorat est bien sûr une motivation, mais c’est surtout la hantise du litige, du scandale, la terreur de l’autre en tant qu’il peut être insatisfait et nous en vouloir. Le recours à une complaisance massive à l’endroit de toutes les «différences» – ou plutôt de tous les «différents» – est perçu comme le remède idéal.

Le problème est le suivant. En faisant de la complaisance la valeur suprême (ou la névrose suprême) qui doit guider la révision, on réduit le lecteur à des types prédéterminés et différentiés (les Noirs, les femmes, les fous, les laids, les vieux, les impuissants, les aveugles, les attardés, les Français, les dysphoriques, les leptosomes, les obèses, les protestants…). Autrement dit, on le dépersonnalise en le réduisant à une catégorie schématique («ceux à qui on doit plaire») à laquelle, selon eux, il appartient le plus. On en fait une entité abstraite et, par suite, on lui retire sa dignité d’être lui-même. On exige de lui implicitement qu’il soit sensible et conscient des problèmes spécifiques à sa catégorie, alors qu’il pourrait en réalité en être tout autrement. On anticipe statistiquement sur ce qui lui plaît ou non à l’aide d’une grossière étiquette, sans se soucier de la réalité de sa personne.

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Insulte au lecteur et mépris de l'auteur

Ce lecteur, rendu abstrait et «générique», est ensuite infantilisé et conçu comme incapable de prendre ses distances avec un texte donné, que ce soit sous un mode critique ou ironique (juger ou sourire). On lui retire tout simplement sa prétention à avoir un esprit. Intellectuellement, il est stupide; émotionnellement, épidermique et soupe au lait. Comme il ne peut pas penser, il faut amender la réalité pour qu’elle lui soit agréable, comme il n’arrive pas à juger et rire, il faut qu’on lui mette sous les yeux la seule chose que son type puisse supporter.

Cette attitude mène très vite à des complications intenables. Il suffirait de vouloir complaire à l’ensemble de tous les lectorats différentiés et effarouchables pour s’apercevoir qu’aucune phrase ne pourrait surnager, hormis (et encore) les pures formules d’usages sans signification véritable du genre: «veuillez agréer mes sentiments les plus distingués». Ne resterait au final qu’un: «paix pour tous», imprimé en gros dans chaque livre… L’accès à tous, l’universalité tant désirée n’est possible au final (si l’on pousse les choses jusqu’à l’absurde) que par la destruction du texte lui-même. Donc à la fois: insulte faite au lecteur et mépris de l’auteur et de son œuvre.

Le langage littéraire, quant à lui, est l’affirmation de la personnalité, il est l’expression d’un tempérament unique, concret, incarné, partial et partiel, positivement constitué, affirmatif et doté d’un thumos propre. Il est le strict inverse des formules polies et toutes faites. En cela, il s'accompagnera fatalement de violations des règles grammaticales, d'audaces métaphoriques, de partis pris enthousiastes, d'algarades endiablées. Il sera vexant, incompréhensible, obscur, scandaleux, idiosyncratique, insupportablement unique. Mais c’est précisément parce qu’il est tout cela qu’il est véritablement lui-même. C’est parce qu’il ose cette liberté d’être soi qu’il inculquera chez celui qui le lit la nécessité d’une prise de distance, d’une réflexion et d’une suspension du jugement et des affects. Il stimulera et rendra simplement possible l’universalité, non pas en en faisait une pratique destructrice, vide et mercantile, mais en réalisant concrètement la possibilité de l’intelligence et de la compréhension mutuelle.