Ma semaine suisse
Dedans ou dehors
A une encablure du scrutin européen, les sondages donnent le Front national gagnant en France. Le parti de Marine Le Pen pourrait récolter un vote sur quatre et devenir le premier parti de l’Hexagone, devant l’UMP et le PS. Le UKIP au Royaume-Uni espère le même résultat.
On entend répéter que cela ne changera rien à la conduite des affaires européennes. Techniquement, c’est juste. Le 25 mai n’est pas un scrutin majoritaire, il ne s’agit pas d’attribuer le pouvoir à un parti ou à un autre, mais d’envoyer au Parlement européen des wagons d’élus. Le camp anti-européen, qui ne formera pas un bloc homogène, restera minoritaire. Sa capacité à déterminer la politique européenne sera faible.
Alors, une mascarade? Les citoyens convaincus que les questions qui fâchent ne sont ni discutées ni traitées par l’Union européenne le pensent. Si elle n’est pas entendue, leur frustration augmentera encore. Le fossé entre les peuples et les élites s’élargira.
Eviter cette spirale négative, la Suisse connaît. Avec son programme souverainiste et anti-européen, l’UDC est devenue le parti le plus fort du pays en 1999 déjà. D’abord diabolisée et rejetée, l’UDC est entrée ensuite dans un processus d’intégration. Le régime suisse a cette vocation d’associer les grands courants politiques à la conduite des affaires. Comme au XIXe siècle pour les conservateurs catholiques, puis au XXe siècle pour les socialistes, l’intégration de l’UDC blochérienne suit un long chemin caillouteux. Entamé il y a vingt ans, le processus a pour l’instant échoué.
L’issue de la votation du 9 février sur l’immigration massive peut être vue comme un symptôme de la non-assimilation de l’UDC dans le régime de concordance. Le parti, représenté au Conseil fédéral par le seul Ueli Maurer, agit à la marge du «système» en multipliant les initiatives. Celle du 9 février invitait les Suisses à prendre les commandes de la politique migratoire et, indirectement, de la politique étrangère. L’UDC savait que son texte menacerait le dispositif reliant la Suisse à l’Union européenne. La bataille pour réintroduire des contingents de permis pour les étrangers était un casus belli; un acte délibéré de sabotage du Conseil fédéral dans un domaine où celui-ci engage sa crédibilité sur le plan international.
Après le triomphe de l’UDC, l’affaire se corse quand Christoph Blocher démissionne du parlement pour devenir le Führer d’une opposition élargie à l’Europe. Ce pas annoncé avec fracas promet d’accentuer encore le tropisme naturel du parti: se dérober à sa responsabilité gouvernementale.
Déjà quand il présidait l’UDC, Ueli Maurer était un exécutant efficace du leader maximo. Au Conseil fédéral, toujours sous la pression des siens, il n’a jamais réussi à s’émanciper de son parti. Si le conseiller fédéral Blocher tirait contre le régime à la kalachnikov, Maurer le fait à l’arbalète. Accumulant les gaffes dans le dossier du Gripen, il a aussi fait étalage de ses limites, réactivant le soupçon que l’UDC n’a pas le personnel capable de s’élever à la fonction de conseiller fédéral. Le ministre flotte dans son costume trop large mais il reste populaire, donc utile à son parti.
Le malaise ira grandissant jusqu’aux élections de 2015. Alors se posera la question clé: dans quelle configuration aborder, fin 2016, la Schicksalfrage, la votation sur le paquet Burkhalter qui sera décisive pour le destin de la Suisse: arrimage à l’Europe ou Alleingang?
Dans l’histoire suisse, la concordance politique est justifiée par l’objectif de gagner les votations provoquées par des forces minoritaires. L’UDC crée une situation inédite: c’est le parti dominant qui attaque les compromis.
La normalisation de l’UDC, c’est-à-dire sa pleine intégration dans le cartel des partis gouvernementaux, reste, en théorie, le meilleur plan pour neutraliser la machine à capitaliser le vote anti-européen. Ce scénario suppose que l’UDC se rallie à un objectif minimum de politique étrangère: ne pas casser toute la relation avec l’UE. En échange, elle reçoit deux sièges au Conseil fédéral pour deux blochériens modérés adoubés par leur parti et acceptables pour le parlement. Le chemin à parcourir par l’UDC semble trop grand pour que le scénario soit réaliste. L’alternative, risquée, c’est de rejeter l’UDC dans l’opposition. La tentation montera ces prochains mois. La question n’a pas fini d’obséder le pays.
L’UDC crée une situation inédite:c’est le parti dominantdu pays qui attaqueles compromis
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