D’Erasme à Erasmus: ce que la Suisse doit à son ouverture

Opinion

Le vote du 9 février 2014 sur l’immigration a provoqué le gel de nos relations avec l’Union européenne. Un des effets les plus immédiats a été le blocage du système d’échanges entre étudiants suisses et européens dénommé Erasmus. Cela n’a pas ému outre mesure M. Blocher, le promoteur de l’initiative, la coopération intellectuelle et scientifique n’étant pas un objectif prioritaire pour lui. Il n’est pas angoissé, non plus, par l’isolement des universités suisses dans les projets de recherche, même si leur avenir en dépend. Finalement tout ce qui vient de l’extérieur est mauvais à ses yeux, restons dans notre pré carré et défendons nos valeurs helvétiques.

C’est le contraire de tout ce qui a fait la force de la Confédération dans le passé et la base de son dynamisme aujourd’hui: l’ouverture à l’extérieur. Erasme en est le meilleur exemple. Ce n’est pas pour rien que son nom a été donné au programme d’échanges universitaires. La vie de celui qui a été une des étoiles de la culture européenne au XVIe siècle montre bien que la circulation des hommes et des idées est la condition de croissance d’une civilisation. Né à Rotterdam, formé dans un monastère augustinien, il étudie ensuite à Paris avant de partir pour l’Angleterre où il rencontre les meilleurs esprits d’Oxford et de Cambridge et se lie d’amitié avec Thomas More, le chancelier du roi Henry VIII. Il découvre chez eux l’étude biblique et celle des Pères de l’Eglise ancienne. Il part ensuite pour l’Italie, qui est dans tout l’éclat de la Renaissance, il y passe son doctorat en théologie. Le chemin de sa vie est tracé, il sera le plus formidable éditeur de commentaires bibliques, de l’art d’écrire, de bien vivre et de bien parler de son temps. Précepteur de l’Europe, Erasme est le modèle même de l’humaniste chrétien.

Or, notre Hollandais choisit de s’installer à Bâle. Les esprits frustes pensent que l’érudition et l’économie sont des univers radicalement séparés. C’est exactement l’inverse. Toutes les grandes civilisations sont marquées par l’étroite interaction entre les échanges économiques et intellectuels. L’Athènes de Périclès est une ville en plein développement militaire, maritime, agricole, politique, artistique et philosophique. Il en est de même aux grandes époques de Rome, Alexandrie, Byzance, Cordoue, Paris, Florence, Berlin, New York. Comment pourrait-il en être autrement?

Si Erasme se rend à Bâle, c’est à cause d’une nouveauté technique, l’imprimerie. Au début du XVIe siècle, alors qu’il n’y a qu’une poignée d’imprimeurs dans le monde, Bâle en compte déjà six. Erasme, qui publie énormément, y travaille au plus près avec Froben, qui est imprimeur et éditeur à la fois. L’auteur, à l’époque, travaille «au marbre», c’est-à-dire au contact direct du typographe. Il relit immédiatement les épreuves et apporte les corrections. On travaille vite, car il faut sortir les livres pour la Foire de Francfort. C’est ainsi qu’Erasme et Froben réalisent un coup éditorial en publiant leur Nouveau Testament grec avant la mise sur le marché de la Polyglotte d’Alcala. Cela fait à la fois la fortune de l’un et la célébrité de l’autre, un choc culturel (il bouleverse la théologie) et une réussite financière.

Le lien entre le médium (le livre) et l’activité intellectuelle est évident. Mais ce qui est plus intéressant, c’est que la filiation entre une technique (l’imprimerie) et un changement culturel (le protestantisme) n’est pas une simple relation de cause à effet. Dans le cas de Bâle, c’est un événement spirituel qui a préparé le changement technique. Si Bâle est devenue une capitale de l’esprit, cela tient au Concile tenu dans la même ville un siècle plus tôt. Le Concile réunit en 1431 l’élite européenne au bord du Rhin. Il y avait là non seulement des évêques et des cardinaux, mais encore des princes, des ambassadeurs, une foule de théologiens et de clercs, des artistes, des peintres, des musiciens et une vaste domesticité. C’est par milliers qu’ils envahissent la ville. C’est ainsi qu’il fallut produire du papier et de l’encre pour les innombrables rapports de commissions et les décrets promulgués. Cela provoqua la construction de moulins à papier et d’ateliers de chimie, pour la confection d’encre, ce qui facilita l’installation ultérieure de l’imprimerie. La ville en reçut une impulsion économique décisive, jusque dans l’artisanat du métal, autre condition à la confection des caractères d’imprimerie.

Une délégation de l’Eglise d’Orient vint à Bâle avec des textes grecs des Evangiles pour les discussions en vue d’une réunion avec l’Eglise d’Occident. C’est un de ces textes qu’Erasme utilisa pour imprimer son Nouveau Testament grec. C’est également à la suite du Concile que Bâle reçut du pape la bulle lui permettant de se doter d’une université, la première de Suisse, en 1460.

Le lien entre ouverture spirituelle et développement technique n’est pas le seul fait de Bâle, il vaut également pour Genève ou Zurich. Enfin, pour en rester à la Suisse, l’internationalisme, dont Erasme est un représentant, ne se fait nullement au détriment de l’identité nationale. Il est significatif que Glareanus, disciple et ami d’Erasme, soit le père de l’Helvétisme, ce néologisme dont il est le propagateur, qui va chercher dans la République romaine antique le modèle du développement de la future Confédération suisse. Ouverture et identité se renforcent, elles ne s’excluent pas.

* Jésuite, historien

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