La scène se passe à Davos, fin janvier. Comme chaque année, les maîtres du monde sont en conclave. Entre deux réunions liturgiques coutumières sur l'éradication de la pauvreté dans le monde et la lutte contre le sida, le World Economic Forum organise ce soir-là une réunion secrète dans une salle de conférences, invités triés sur le volet, armada de Securitas devant les portes d'entrée. Objectif de la réunion? Un «war game» en temps réel, pour tester les réactions des participants. Il y a là des ministres des gouvernements les plus importants de la planète, les patrons des plus grandes compagnies pétrolières, et des stratèges proches de l'administration Bush. Sur l'écran géant, on leur annonce un triple attentat: Al-Qaida vient de frapper simultanément un tanker dans le Bosphore, une plate-forme pétrolière offshore en Alaska, le terminal saoudien de Ras Tanura dans le golfe Persique (6 millions de barils par jour) et, surtout, cauchemar absolu, est parvenu à percuter un autre tanker au beau milieu du détroit d'Ormuz. L'économie mondiale est à genoux.
Si tous les détroits sont stratégiques par définition, celui qui sépare le golfe Persique de la mer d'Arabie constitue la somme de toutes les peurs géostratégiques. Par ce corridor maritime transitent en effet près de 20 millions de barils d'or noir, un cinquième du pétrole mondial à l'exportation. Plus précisément: 12% du brut utilisé aux Etats-Unis passe par Ormuz, 25% de celui utilisé en Europe, et... 66% de celui utilisé au Japon. Autrement dit, il n'est pas idiot d'affirmer qu'en cas de scénario catastrophe à Ormuz, les Nippons deviendraient piétons du jour au lendemain!
Pas étonnant, dans ces conditions, que les riverains du détroit aient compris l'intérêt capital qu'ils ont à tirer de leur aubaine géographique. Le premier, Oman, est une petite pétromonarchie tranquille, dirigée depuis des lustres par un homme aussi affable qu'effacé, le sultan Qabous. De sa capitale, Mascate, indépendante depuis le départ définitif des Britanniques il y a un peu plus de trois décennies, il fait son possible pour garantir un détroit ouvert. Mais au fond, Qabous sait qu'il ne peut pas grand-chose: son royaume, à l'échelle mondiale, ne pèse pas lourd. Il en va tout autrement du second riverain, l'Iran. Depuis que la dérive des continents a configuré les rivages de cette partie du monde, l'homme (ce sont rarement des femmes) qui préside aux destinées de la Perse dispose d'une carte maîtresse dans son jeu. C'était le cas à l'époque du grand Darius, c'est toujours le cas à celle de Mahmoud Ahmadinejad. Moins grand certes, mais conscient de sa capacité de nuisance à Ormuz. Comme les échanges téléphoniques secrets entre la Maison-Blanche et le palais présidentiel de Téhéran ont la fâcheuse tendance à le rester (secrets), imaginons leur teneur:
- Allô Mahmoud? C'est George, à Washington. Nous avons un problème: mes services me font savoir que vous avez une nouvelle torpille qui menace les pétroliers du côté d'Ormuz. Qui vous a filé cette cochonnerie?
- Mon cher George: vous savez comme moi que la diplomatie est une affaire trop sérieuse pour ne pas l'appuyer par des menaces crédibles. Ce n'est pas à vous que je vais faire la leçon. Il se trouve que nous avons des intérêts à défendre. Le hasard de la tectonique des plaques a fait que nous sommes les gardiens du détroit. Vous contrôlez, directement ou indirectement, Panama, Suez, le Bosphore, et même, dans une certaine mesure, Gibraltar. Mais Ormuz, c'est nous. La pression que vous nous faites subir sur tous les fronts ces dernières années m'a contraint à réviser notre doctrine sur le détroit. Nous y sommes désormais présents en permanence.
- Mahmoud, je suis au courant! J'ai toutes les photos sur mon bureau... Je sais où sont vos navires. Je peux même compter les marins sur le pont de vos destroyers. Mais cette torpille, c'est quoi?
Cette torpille se nomme VA-111, fabrication russe, nom de code «Skhval» («rafale»). Il s'agit d'un engin sans équivalent dans les armées occidentales, véritable missile sous-marin d'une extrême vélocité, que Téhéran dit invulnérable, indétectable au sonar, et capable d'une vitesse de 360 kilomètres/heure, trois à quatre fois plus que les meilleures torpilles américaines. Son fonctionnement est original: la chose s'auto-enrobe d'une enveloppe de gaz (cavitation), qui lui évite tout contact et freinage à cause de l'eau. Les Russes ont vendu, via le Kirghizistan, une quarantaine de VA-111 à la Chine, qui a très bien pu les fourguer aux Iraniens. Lesquels ont commandé, et pris livraison, entre 1992 et 1996, de trois sous-marins russes de classe Kilo, sur lesquels une batterie de «Skhval» en ordre de marche ne dépareillerait pas. Chaque supertanker qui franchit Ormuz est potentiellement menacé. Tout comme les bâtiments de la Vè flotte US qui mouillent à Manama, au Bahreïn.
L'équation de la peur pétrolière planétaire est complète: les millions de barils par Ormuz, l'Iran qui surveille les passages, et les mollahs heureux propriétaires d'une jolie torpille. Ou quand la réalité dépasse la métaphore: dans le premier volume des aventures de Blake & Mortimer, il était déjà question d'Ormuz et d'une arme absolue - mais pas encore de pétrole*.
Il n'en a pourtant pas toujours été ainsi. Pendant longtemps, la zone était ce que les Anglo-Saxons ont coutume d'appeler un «backwater», parallèle marin du trou perdu. Certes, une partie du commerce de l'étain de l'empire sumérien passait par là. Certes, la route de l'encens assura, entre le VIIe et le XIIIe siècle, une partie de la richesse initiale du royaume d'Oman, qui couvrait un vaste territoire maritime. Celui-ci culmina entre le XVIIe et le XIXe siècle, quant Oman, devenu empire, rivalisait avec les Portugais et les Britanniques pour le contrôle de ce tronçon de la route des Indes. Mais Ormuz n'était pas encore la veine cave du système énergétique mondial. Il le devint autour des années 1920.
Quelques années plus tôt, Churchill, alors ministre de la Guerre de Sa Majesté, avait décidé que la marine britannique carburerait désormais au fioul. C'était la fin de l'âge du charbon, l'avènement de l'ère pétrolière. Et le pétrole, déjà, se trouvait dans la région. En particulier dans les marges occidentales du désert de Perse, à la frontière de ce qui ne s'appelait pas encore l'Irak. L'Anglo Persian Oil Company (l'ancêtre de l'actuelle BP) fut la première à avoir recours aux tankers pour sortir le pétrole du Golfe. Le Koweït, l'Irak, Bahreïn, Abu Dhabi et, surtout, l'Arabie saoudite, allaient suivre. Dès le début des années 1950, Ormuz s'imposait comme le passage obligé d'une partie importante du brut mondial. Les chocs pétroliers de 1973 (embargo arabe) et de 1979 avec le renversement du shah à Téhéran permirent de mesurer combien ce détroit, plus que nul autre, était indispensable à la survie d'une économie mondiale assoiffée d'hydrocarbures.
Mais à quoi ressemble ce détroit mythique? Large d'une cinquantaine de kilomètres en son point le plus étroit, il n'est navigable qu'en son centre (un rail montant, un rail descendant), en raison des nombreux récifs qui parsèment le littoral, notamment côté sud. Là, sur la péninsule de Musandam, enclave omanaise sur le territoire des Emirats Arabes Unis, quelques pêcheurs vaquent à leurs occupations dans le petit port de Khassab, spectacle sans âge d'un petit peuple laborieux affairé à réparer ses filets - les eaux sont très poissonneuses. Le décor est d'une stupéfiante beauté. Symphonie de murailles de roches en basalte majeur, escarpements vertigineux: la péninsule de Musandam mérite son surnom de «fjord d'Arabie». Le soir, quand les contrebandiers iraniens repartent de Khassab sur leurs hors-bord chargés de cigarettes américaines que l'on ne vend pas dans la république islamique, on s'inquiète pour eux. Et s'il leur arrivait de heurter, dans la brume bouillante, un pétrolier? «Ce serait la piqûre d'un insecte sur la carapace d'un éléphant, dit l'un deux. Autrement dit, la mort certaine. Ce sont les risques du métier».
Mais quand ils passent, et le plus souvent, c'est le cas, les gars n'ont plus qu'à décharger leurs cargaisons sur l'île de Qish, juste à côté de celle de Hormoz, qui a donné son nom au détroit. Qish, pour un Iranien, c'est tout ce que la morale islamique réprouve: une zone franche, capitaliste, débridée, ludique. Un Dubaï de substitution, à une heure d'avion de Téhéran et à peine plus de Bandar Abbas par bateau. Le jour où tout l'Iran ressemblera à Qish, les ayatollahs seront à la retraite depuis longtemps.
A lire: «Le Secret de l'Espadon» (tomes 1, 2, 3), Les Aventures de Blake & Mortimer, de Edgar P. Jacobs. Le bouquet final d'une action particulièrement mouvementée se déroule sous le détroit d'Ormuz, où les Alliés disposent de leur dernière base secrète, cible d'une offensive de l'empereur «Jaune» Basam Damdu, et de son chef d'état-major, le colonel Olrik.
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