Centre de tous les courants et de toutes les batailles à l'ouest de la Méditerranée, il est devenu aujourd'hui impossible pour la colonie britannique d'envisager une indépendance qui ne recevrait pas l'acceptation formelle de l'Espagne.
On les appelle le levantin, le sirocco, le vendaval. Ne se contentant pas de provoquer des brumes si denses qu'elles transforment le jour en nuit, ces vents charrient avec eux les poussières du désert, rendant propices les abordages et inévitables les naufrages.
Le détroit de Gibraltar, ces 12petits kilomètres qui séparent l'Europe de l'Afrique, et qui seuls permettent à la mer Méditerranée de s'ouvrir sur l'Atlantique, ne sont inoffensifs que sur les cartes postales. Centre de tous les courants et de toutes les batailles. Croisement de tous les trafics, de tous les espoirs et de tous les calculs. Le lieu, aussi, où se font et se défont les empires, laissant derrière eux leurs morts et leurs fantômes, dont on sent encore la présence entre les deux rives.
Ce détroit, en effet, n'accepte aucune demi-mesure. Demandez aux surfeurs qui, des quatre coins du monde, viennent sur la plage de Tarifa affronter des vagues qui n'ont pas d'équivalent sur tout le pourtour de la Méditerranée. Questionnez les centaines de candidats à l'émigration qui, au même moment, ont embarqué à bord des pateras, ces bateaux de pêche errant sans fin dans l'espace meurtrier de ce mouchoir de poche, souvent fracassés par la houle, dont on retrouve les occupants par dizaines, transis de froid et les yeux encore emplis d'une insondable frayeur.
Sinon, interrogez la légende: n'affirme-t-elle pas que, à la tête de dix mille hommes, le général omeyyade Tariq ibn Ziyad avait fait brûler tous ses navires à peine arrivé sur les côtes espagnoles? «Où est l'issue?» demandait-il à ses hommes rassemblés au pied de ce rocher qui les avaient guidés au départ de l'Afrique, et à partir duquel ils allaient conquérir pratiquement toute la péninsule Ibérique en l'an 711. «La mer est derrière vous, l'ennemi est devant vous, les avait-il prévenus. Il ne vous reste que la sincérité et la patience.» Pendant cinq siècles, les chrétiens n'auront pas de droit d'accès au détroit, qui deviendra l'une des grandes voies de passage du monde arabe en direction de l'Andalousie.
Le général musulman n'allait pas seulement donner son nom à Gibraltar (de l'arabe, Jabal Tarik, le rocher de Tarik). Il allait aussi lui laisser durablement un goût de sang. Le 25 avril 1607, les musulmans ont déjà dû reprendre la mer, repoussés depuis plus d'un siècle par la Reconquista espagnole menée au nom des valeurs catholiques. La nouvelle bataille qui s'engage au même endroit, décisive elle aussi, opposera alors les armées hollandaise et espagnole, forte chacune de dizaines de vaisseaux et de galions, les voiles enflées par les vents. La lutte, une fois de plus, est sans pitié. Tombés à la mer, des milliers de marins espagnols sont systématiquement massacrés depuis les chaloupes hollandaises. Il y aura plus de 4000 morts du côté espagnol.
Mais à bout de souffle, c'est devant un autre empire que l'Espagne finira par abdiquer. A l'époque, les grandes puissances ne s'embarrassent pas de manières. Clôturant la guerre de la Succession d'Espagne, elles remodèlent leur répartition du monde. A la Grande-Bretagne revient le Canada; au Portugal, le contrôle de l'Amazone; l'Autriche, elle, obtient la Belgique actuelle.
Ironie de l'histoire, ou preuve définitive de l'importance stratégique que revêt ce détroit? Du traité d'Utrecht, qui fut signé le 13 juillet 1713, on ne se souvient désormais que du chapitre X, qui scelle le sort du rocher de Tarik, «The Rock» pour les Anglais, «El Peñon» pour les Espagnols, et de la petite langue de sable qui y amène.
C'est un territoire minuscule de 6 km2. C'est une paille en regard des poutres qui charpentent la nouvelle architecture mondiale. Mais c'est la porte qui permet de verrouiller l'ancien Mare Nostrum, cette matrice qui a engendré le monde. Et c'est tout à la fois la porte de l'Afrique et de ses territoires immenses. A l'époque, on ne le sait pas encore. Mais le percement du canal de Suez, à l'autre bout de la Méditerranée, finira de rendre essentiel le contrôle de Gibraltar. Nul besoin dès lors, pour rejoindre l'océan Indien de passer par la route longue et dangereuse du cap de Bonne-Espérance. Avec l'extension en Asie de l'Empire britannique, Gibraltar se convertira en une des bases les plus importantes aux yeux des Anglais.
Pour le moment, la capitulation espagnole, ici, est totale. «Le Roi Catholique, dit le traité d'Utrecht, cède à la couronne de Grande-Bretagne la pleine et entière propriété de la ville et des châteaux de Gibraltar, conjointement à son port, défenses et forteresses qui lui appartiennent.» A l'époque, les grandes puissances ne s'embarrassent pas de limites temporelles. Elles ont l'éternité devant elles. Cette propriété espagnole est donnée à l'Angleterre «de manière absolue», poursuit le texte, «afin qu'elle en jouisse de plein droit et pour toujours».
Les conséquences de ce renoncement à vie n'en restent pas moins atténuées dans leur ampleur aux yeux des Espagnols. Sur l'instance du Roi Catholique, en effet, Sa Majesté britannique convient qu'il ne sera permis «pour aucun motif» que des Juifs ou des Maures élisent domicile à Gibraltar. De même, il est exclu que des navires de guerre musulmans puissent accoster dans le port de la ville. Les dispositions du traité d'Utrecht prennent ainsi la tournure d'un petit arrangement entre amis du même bord.
Peter Caruana, chief minister de Gibraltar, connaît par cœur les stipulations du traité. En visite à Genève il y a quelques semaines, il en reprenait chaque tournure aussi bien en anglais qu'en espagnol, une langue qu'il maîtrise à la perfection, avec un fort accent andalou. Beaucoup d'eau a coulé devant le rocher depuis 1713. Dans l'intervalle, les concepts de «décolonisation» et d'«autodétermination des peuples» ont passablement modifié les termes du débat. Pour Caruana, c'est une évidence: si l'Espagne réclame désormais la fin du statut particulier de Gibraltar, elle doit laisser la parole aux Gibraltariens eux-mêmes. Or ces derniers ont toujours été unanimes à rejeter la perspective d'un retour du territoire aux Espagnols. Les incessantes «campagnes patriotiques» lancées en son temps par le général Franco n'y ont rien pu. Pas plus que les tracas sans fin qu'ont eus à subir les habitants pour rejoindre l'autre partie de la barrière érigée sur la frontière par des douaniers espagnols particulièrement zélés.
Au contraire, tout cela n'a fait que confirmer la détermination des quelque 30000 habitants de Gibraltar. Comparativement bien plus fortunés que leurs voisins espagnols, bénéficiant d'un taux de criminalité particulièrement bas et d'un système de santé performant, ils se sont convaincus qu'ils n'ont rien à gagner d'un éventuel rattachement à l'Espagne. Une Espagne qui dépeint le territoire comme un paradis fiscal dans lequel sont recensées quelque 70000 entreprises et qui fleurit grâce aux nombreuses activités libres d'impôt ainsi qu'au trafic d'alcool et de cigarettes à destination de la péninsule Ibérique.
Pour Peter Caruana, le traité d'Utrecht n'est rien d'autre qu'un anachronisme auquel se rattache l'Espagne avec la force du désespoir. Mais le chief minister est bien forcé d'en convenir: le traité continue de dicter le destin de ses administrés, comme vient d'ailleurs de le reconnaître le gouvernement britannique de Tony Blair. Car dans son fameux chapitre X, la Couronne d'Espagne avait pris soin de faire une précision lourde de conséquences. Ainsi, le traité prévoit noir sur blanc l'hypothèse où il paraîtrait «un jour utile à la Grande-Bretagne de donner, vendre ou aliéner d'une quelconque manière la propriété de la ville». Dans ce cas, les choses sont claires: c'est l'Espagne qui aura «la priorité sur d'autres pour la racheter»!
En d'autres termes, traduit en langage contemporain, il est impossible pour les habitants de Gibraltar d'envisager une indépendance qui ne recevrait pas l'acceptation formelle de l'Espagne. Alors que les Gibraltariens seront bientôt consultés sur une nouvelle constitution qui définit leur rapport avec la Grande-Bretagne et avec le monde qui les entoure, continuera donc de planer l'ombre d'un marché impérial vieux de trois siècles. On ne se défait pas si facilement des fantômes de Gibraltar.
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