Rien de tel qu'un mythomane de génie pour incarner un détroit mythique. En 1890, un homme agonise, tremblant de fièvre, sur le minuscule îlot de Tioman au large de Singapour, dans la brume du détroit de Malacca. Marie-Charles David de Mayrena, «Roi des Sedangs» et escroc patenté, est arrivé au bout de ses rêves et de son infortune. Bonimenteur sans pareil, ce souverain de pacotille a vendu pendant vingt ans à la haute bourgeoise de Paris et de Bruxelles des titres et des propriétés de son prétendu royaume des hauts plateaux vietnamiens, qu'il fut un des premiers à explorer avec l'aval des colonisateurs français. Mais l'argent facile obtenu par ce commerce de duchés, comtés et autres principautés factices a eu raison de l'enjôleur.

Poursuites, atteintes à sa vie, exil... Mayrena a achevé sa course folle à Malacca. Son ultime projet? Vendre à prix d'or les actions d'un chantier prometteur: celui du percement de l'isthme de Kra qui sépare, en Thaïlande, l'océan Indien du golfe de Siam. Un noble français, le comte Mahais de la Bourdonnais vient d'y consacrer un livre qu'on s'arrache à Paris.

Le futur canal, promet-t-il en ce XIXe siècle finissant, tuera Malacca comme Suez a eu raison de la route Atlantique vers l'Asie et du cap de Bonne-Espérance. Las. Le chantier ne démarra jamais. Marie-Charles David de Mayrena mourut quelques mois plus tard. Emportant dans sa tombe son rêve de raccourci vers l'eldorado de l'Asie orientale, que les pays de la région continuent, un siècle après, de ressortir périodiquement de leurs cartons.

Malacca, ou la grande aventure du négoce avec l'Orient extrême. Et son cortège d'illusions et de sermons. Un entonnoir de 937 kilomètres de long, tour à tour dominé par les amiraux chinois de la dynastie Ming (1403-1511), les navigateurs portugais du roi Manuel le Grand (1511-1640), les émissaires hollandais de la Compagnie des Indes orientales (1640-1795) et les administrateurs coloniaux britanniques (1795-1957).

Malacca, mosaïque de l'Asie. Les matelots et pirates indigènes y sont Bugis ou Makassars en provenance des Célèbes. Les épices, sur la route desquelles se lancent les plus grands capitaines de la Lusitanie, viennent d'Amboine et de Ternate, dans les lointaines îles Moluques. Les propriétaires des entrepôts de Singapour sont Chinois, descendants des équipages des escadres de l'amiral Zheng He qui accostèrent ici au début du XVe siècle. Les suzerains d'alors sont les sultans d'Aceh, à l'extrême nord de Sumatra, ou le roi de Siam à qui les Etats vassaux de la péninsule malaise envoient, à Ayuthaya, une «fleur d'or» (bunga mas) en signe de tribut.

Que reste-t-il aujourd'hui de cet incroyable passé de métissage maritime et de ces comptoirs au goût d'or? Rien que des traces fugaces. Nous sommes à Malacca, la ville, que la Malaisie indépendante préfère appeler Melaka. Une vingtaine de kilomètres seulement séparent celle-ci des rivages de la marécageuse province indonésienne de Riau.

Quels vestiges? Ce propriétaire d'un estaminet côtier qui arbore avec sourire le patronyme fort lusophone de «Da Silva» en plissant ses yeux bridés de lointain descendant de métis sino-européen? Cette église aux murs blancs à l'ombre d'une moderne mosquée financée par un Etat du golfe Persique, dont l'or noir s'écoule par millions de barils/jour dans ce chenal, vers la Chine et le Japon? Ce bâtiment colonial anglais de style moghol, construit par les mêmes architectes que ceux du «Raj» dans les capitales de l'empire des Indes? Rien que des bribes à l'ombre d'une noria d'immeubles de verre fumé et d'enseignes mondialisées. L'Asie maritime offre peu de points d'ancrage à la mémoire.

Voguer sur le détroit laisse le même goût amer. Au fil de ses îles coralliennes innombrables, ce long couloir de mer d'une largeur moyenne de 110 kilomètres - 464 kilomètres à l'entrée de la mer d'Andaman, 15 kilomètres entre Singapour et Pulau Bintan - semble avoir digéré l'histoire de ses découvreurs. Zheng He, le glorieux amiral chinois, vient juste d'être réhabilité par l'île-Etat de Singapour à la recherche de ses racines1.

Une exposition, avec force battage médiatique, lui a été consacrée, à l'unisson de sa réhabilitation entreprise par le régime communiste de Pékin, friand de héros nationaux. Mais quid de Diego Lopes de Sequeira et d'Alfonso de Albuquerque, vainqueurs portugais du sultan Mahmud Shah au terme de leurs deux expéditions en 1509 et 1511? Quid du missionnaire jésuite français Alexandre de Rhodes, envoyé spécial de sa compagnie «en Chine et autres royaumes de l'Orient», qui séjourna en terre malaise en 1622-1623 et en 1646, creusant un des premiers sillons de la foi catholique dans cette région dominée par l'islam, importé au XIIIe siècle d'Arabie, via le riche sultanat d'Aceh, le «balcon de La Mecque»?

Pas une statue. Pas une stèle ou presque. Les empreintes des explorateurs se sont dissoutes dans ces eaux faites pour le commerce. Il faut pousser jusqu'à Djakarta, l'ex-Batavia des Indes néerlandaises, pour découvrir quelques traces de la «Verenigde Oost Indische Compagnie» instituée en 1602 pour commercer avec l'Orient. Ou lire les délicieux romans désuets de Somerset Maugham pour saisir l'atmosphère de la férule coloniale britannique qui étreignit, tout au long du XIXe et jusqu'au milieu du XXe siècle, ce long ruban de mer. «Le séculaire chemin de l'Extrême- Orient, route de l'épice, de la soie et de la laque que suivaient, dès le Moyen Age, les jonques chinoises et les goélettes malaises» 2 a fait place, à l'aube du XXIe siècle, à une autoroute maritime banalisée du commerce mondial.

Seul le rêve de Malacca perdure. L'illusion du négoce tout-puissant, capable de dompter territoires et populations. Le mirage du grand brassage. Prenez Singapour, son port fétiche. C'est ici que le futur Hô Chi Minh, en 1923, embarqua sur un paquebot des messageries maritimes à destination de l'Europe, d'où il reviendra ennemi juré de la colonisation. C'est aussi là que, le 15 février 1942, l'armée impériale japonaise infligea la plus humiliante des défaites aux forces britanniques, supérieures en nombre. L'album de famille du détroit de Malacca est un curieux mélange de spadassins, de grands esprits, de commerçants. A l'unisson de cette Asie dont il ouvre la porte.

La modernisation a aussi prélevé son tribut sur le détroit. Les lourds navires sont de plus en plus rares à accoster sur les quais de ses ports. Ils sont désormais chargés et déchargés au large, par des barges munies de grues qui viennent se coller à eux le temps chronométré d'une halte sous le regard de leurs équipages philippins, indiens ou birmans et de leurs officiers russes, ukrainiens, danois ou allemands. Cent cinquante millions de tonnes de marchandises par jour transitent aujourd'hui dans les parages3.

Le lointain successeur de la Compagnie des Indes orientales se nomme Evergreen, le tout-puissant armateur taïwanais, dont la couleur verte des containers se fond dans le décor luxuriant de ce littoral tropical. Preuve du retour en force de la suzeraineté maritime chinoise sur ce détroit où la flotte de l'Empire du Milieu navigua en maître, suivant à la lettre les instructions du répertoire des cent routes différentes vers le Japon, les Philippines, les Moluques ou Aden...

A moins que le fil rouge de l'histoire, au fil des îles des côtes de Malaisie et de Sumatra, ne soit celui de ces pirates qui n'ont jamais cessé de hanter les marins. Ils sont la face obscure de ce détroit écrasé par le soleil de l'équateur et assommé par les pluies de mousson. Les voici, actifs de mars à octobre, le plus souvent passé minuit, chevauchant des hors-bord à moteur surpuissant qui leur permettent, après avoir arraisonné les navires, de distancer les vedettes des gardes-côtes ou les bateaux de surveillance du Bureau international maritime basé à Kuala Lumpur.

Les «pavillons noirs» de Malacca sont un peu sa mémoire. Leurs ancêtres traquaient les jonques ventrues, les galions chargés d'or et de porcelaine à destination des princes locaux. Leurs pères et leurs grands-pères prenaient d'assaut, avec l'aide des forces d'occupation japonaises venues bouter les «Blancs» hors de l'Asie «jaune», les cargos de ravitaillement alliés perdus dans la brume.

Eux n'ont cure du miracle économique asiatique dont ils voient défiler les vraquiers, les tankers et les minéraliers. Ils prélèvent leurs dûs, ligotent les équipages et abandonnent parfois les navires à la mer. Pieux musulmans sunnites parfois fanatisés, ils sont dit-on la proie des recruteurs d'Al-Qaida, enfiévrés à l'idée de jeter un navire- suicide sur un des ports de l'Asie. Créature d'eau, d'hommes, de dieux et d'argent, le plus grand détroit d'Asie reste un fascinant baromètre des ambitions, des illusions et des convulsions mondiales.

1In: «1421», de l'historien britannique Gavin Menzies. En anglais.

2In:«Les Sultanats de Malaisie», par Laurent Metzger. Ed. L'Harmattan.

3In:«Géostratégie de la mer de Chine méridionale», par Eric Denécé. Ed. L'Harmattan.

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