Le Kaptan Ahmet Sisman* quitte l'échelle de Kabatas. Sa destination est en face, sur la rive asiatique du Bosphore. Mais il s'engage plutôt en direction de la mer Noire, offrant aux passagers du pont arrière le spectacle du palais de Topkapi qui s'éloigne dans le soleil couchant. La navigation, ici, n'est jamais simple, même pour la multitude d'embarcations qui transportent les pendulaires (2 millions par jour, d'après les estimations) entre les deux côtes. Les courants y sont vigoureux - ils peuvent atteindre, en surface, 7milles marins à l'heure - et sensibles aux vents changeants qui circulent entre Méditerranée, steppe et Caucase.

Le Kaptan Ahmet Sisman longe le Sea Cloud, venu promener à Istanbul une cargaison de touristes de luxe. Le célèbre quatre-mâts contourné, il ralentit: il doit céder la priorité au 150 mètres Volga, qui remonte à vide vers Novorossisk.

Une fois le tanker passé, il laisse encore la place au vapeur Fenerbahçe, plus ancien et moins manœuvrable, en route comme lui pour l'échelle d'Üsküdar, des amateurs de brise marine assis en rangs serrés tout le long de son pont inférieur. Puis il peut enfin virer de bord et accoster. Les passagers sautent à terre sans attendre la fin de la manœuvre. La traversée a pris sept minutes. Sur le débarcadère s'étale le nom de la compagnie: Dentur Avrasia.

L'Eurasie: le mot est partout à Istanbul. Deux continents pour une seule ville, c'est riche. Cela dit bien ce qu'elle essaie d'être entre palais et gratte-ciel, mosquées et caboulots, appels à la prière et concerts rock. Et telle est son histoire depuis que Xerxès a fait fouetter la mer pour la punir d'avoir emporté le pont de bateaux qu'il avait jeté sur le détroit au moment de tenter la conquête de la Grèce.

Trente kilomètres de long, trois kilomètres de large au plus ouvert, 600 mètres au plus étroit, entre les forteresses de Roumélie et d'Anatolie que les Ottomans ont dressées de chaque côté de l'eau avant le dernier siège de Constantinople. Le Bosphore doit son nom, selon certaines sources, à Io, la mortelle transformée en vache pour satisfaire aux desseins coquins de Zeus, qui s'y serait jetée pour échapper à un taon envoyé par Hera, l'épouse trompée.

Mais l'étymologie la plus probable est moins romanesque. Plutôt qu'un passage de la vache (bous-phoros), les Grecs auraient vu dans le bras de mer un passage étroit, du verbe buzo, resserrer, dont viendrait aussi le premier nom de la ville, Byzance. Ce qui les mettrait d'accord avec les Turcs qui utilisent le nom Bogaziçi, «dans le détroit».

Qui contrôle le Bosphore avec, à l'autre extrémité de la mer de Marmara, les Dardanelles, tient la clé du commerce entre Méditerranée et mer Noire. Devenue en 330 capitale orientale d'un empire en voie d'extinction, Constantinople affronte une longue succession de sièges faits par les Arabes, les croisés, les Turcs... jusqu'à l'assaut final, mené par Mehmet le Conquérant le 29 mai 1453.

Le verrou du Bosphore en mains musulmanes, tout change en Europe du Sud. Gênes, qui avait son comptoir à Galata, sur la rive ouest de la Corne d'Or, est la grande perdante. Si certains commerçants vénitiens continuent à visiter les ports de Crimée, la suprématie méditerranéenne des républiques marchandes italiennes a pris fin. Les puissances montantes sont l'Espagne, qui entame la reconquête du royaume de Grenade et s'apprête à découvrir l'Amérique, et la France, qui obtiendra pour ses vaisseaux, grâce à l'amitié de FrançoisIer avec Soliman le Magnifique, l'accès aux échelles du Levant.

La mer Noire devient un lac intérieur turc et le Bosphore une eau d'agrément. La cour s'y promène dans des barques couvertes de coussins écarlates et de dorures. Les riches Stambouliotes se font construire des palais de bois ouvragé sur ses rives - les yalis, dont les survivants font aujourd'hui l'objet de rénovations attentives après des décennies d'abandon. Le sultan quitte son sérail de Topkapi pour s'installer sur son bord, dans l'extravagant palais de Dolmabahçe.

Mais la décadence est en marche. Au XIXe siècle, l'Empire ottoman qui a menacé Vienne, pris Belgrade et Budapest est l'homme malade de l'Europe. La question des Détroits occupe les diplomates, d'autant plus brûlante que grandit la puissance russe en mer Noire, inaugurée par l'annexion de la Crimée en 1783.

Lorsqu'éclate la guerre de 1914, l'accès des Dardanelles est interdit aux vaisseaux de guerre depuis un demi-siècle. Cela ne fait pas l'affaire de deux cuirassés allemands qui croisaient en Méditerranée au déclenchement des hostilités, le Breslauet le Goeben. L'ambassadeur du Kaiser à Constantinople, Wangenheim, propose au sultan Abdul Hamid de les lui confier.

L'offre est acceptée d'autant plus volontiers que les Anglais viennent de confisquer deux cuirassés commandés - et payés - par les Turcs dont la construction se terminait dans leurs chantiers navals. Les marins allemands changent leurs casquettes pour des fez et les deux navires, devenus le Sultan Selim et le Midilli, se réfugient dans le Bosphore d'où ils ne tarderont pas à aller harceler les ports russes en mer Noire.

C'est pour riposter à ces attaques que les Alliés lancent en février 1915 la désastreuse campagne des Dardanelles, qui coûtera à Churchill son siège de premier Lord de l'Amirauté et aidera son vainqueur, Mustafa Kemal, à décrocher plus tard l'auréole de Gazi(conquérant) qui l'aidera à imposer, après la victoire alliée, sa vision d'une Turquie anatolienne et républicaine.

Le traité qui réglemente aujourd'hui le passage des Détroits a été signé à Montreux en 1936. Il reconnaît à la Turquie le contrôle militaire du Bosphore et des Dardanelles mais lui interdit de restreindre la navigation commerciale, de prélever un péage ou même d'imposer la présence de pilotes à bord des bateaux en transit dans ces eaux difficiles.

Pendant la Guerre froide, les navires soviétiques, y compris militaires, continuent donc à traverser Istanbul. Mais les autorités d'Ankara ne veulent pas être prises au dépourvu: une grille métallique immergée à l'embouchure de la mer Noire empêche les sous-marins de se glisser incognito dans le Bosphore.

Aujourd'hui, la question des Détroits a pris un tour avant tout écologique. Le dégel du glacis soviétique a multiplié les échanges maritimes des riverains de la mer Noire avec le reste du monde. Pour tous sauf pour la Russie, un seul passage possible: le Bosphore. De 4500navires au moment du Traité de Montreux, le trafic annuel a passé à 52500 en 2004. La part des tankers dans cette flotte ne cesse d'enfler - 5% en 1995, 20% en 2004. Des tankers toujours plus gros: ils transportaient 40 millions de tonnes de pétrole en 1995, 140 millions en 2004.

Ce trafic de monstres rouillés grands comme trois mosquées impériales entre ville et jardins, palais et villages offre aux riverains du Bosphore un spectacle unique au monde. Mais il fait aussi peser un très sérieux danger sur Istanbul. Dans les eaux capricieuses du détroit, une collision est vite arrivée. La liste est déjà longue: en 1960, entre le tanker Peter Zoranicet le paquebot World Harmony, vingt morts; en 1979, entre les pétroliers Independentaet Euryali, 43morts et 95000 tonnes de brut déversées; en 1994 entre le tankerNassiaet le cargo Ship Broker, 29morts, 98600 tonnes de pétrole déversées, un incendie qui a duré plus de quatre jours... Entre autres.

A ce danger s'ajoute une pollution croissante causée par les navires en transit et par l'exploitation des ports pétroliers de la mer Noire. Des espèces de poissons se raréfient et même les anchois, que les pêcheurs continuent à déverser par cageots entiers sur les marchés d'Istanbul, ne se reproduisent plus, assure-t-on, comme avant. L'entrée en service il y a deux mois d'un oléoduc entre Bakou et Ceyhan, sur le golfe de Mersin, devrait améliorer les choses, l'avenir dira jusqu'où.

Un autre casse-tête résiste aux solutions technologiques. La croissance exponentielle de la mégalopole turque, qui irait, selon les dernières estimations, sur ses 15 millions d'habitants. Sous cette poussée, la rive asiatique de la mer de Marmara, naguère banlieusarde et campagnarde, s'est transformée en un dense réseau de cités-dortoirs, de centres d'affaires et de quartiers résidentiels chics dont la communication doit être assurée avec la moitié européenne de la ville qui, elle aussi, ne cesse de s'étendre.

Les deux ponts suspendus jetés sur le Bosphore en 1973 et 1988 peinent à absorber un trafic automobile toujours plus dense. Pour les décharger, la municipalité du Grand Istanbul prépare pour 2010 la mise en service d'une voie de métro de 76,3 km entre la rive occidentale de la mer de Marmara et la ville asiatique dont 1,4 km doit passer par des tubes déposés sur le fond marin à l'entrée du détroit.

En attendant, le meilleur moyen de passer d'une rive à l'autre reste le bateau. Conduites par des virtuoses de la manœuvre en eaux mouvantes et encombrées, les innombrables navettes du Bosphore offrent à leurs pendulaires, à l'image du Kaptan Ahmet Sisman, un transport raisonnablement rapide et un moment quotidien de pur ravissement. Et le dimanche, les compagnies tiennent à disposition d'autres bateaux semblables pour aller contempler, en amont, les yalis, les jardins et les vieux villages dont chacun conserve sa spécialité: Arnavutköy (le village albanais) et ses maisons de bois, Kuzguncuk ses mosquées, ses églises, sa synagogue, Çubuklu et ses pavillons, Kanlica et son yoghourt inimitable, jusqu'aux ruines de la forteresse de Yoros, qui surveille de son promontoire venteux les eaux grises de la mer Noire.

*Capitaine Ahmet le Gros.

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