Deux mondes en altitude
ma semaine suisse
Bien que mythifiée en Suisse, la Patrouille des glaciers est au cœur d’un paradoxe irritant. Elle promeut le dépassement de soi dans une nature idéalisée tout en préconisant une pratique ultra-sportive en haute altitude qui est très éloignée de la philosophie originelle de la montagne

Ma semaine suisse
Deux mondes en altitude
Monte et tu seras heureux. Les Suisses sont spécialement sensibles à cette sagesse que nous enseigne le Livre des Rois. Ni désert, ni océan, ni étendue horizontale où vagabonder en toute liberté dans ce pays de monts et de vallées. Les vastes espaces où s’éclater sont dans la verticalité, dimension que célébra avec fougue le poète valaisan Maurice Chappaz. La Haute Route et le Journal des 4000 chantent les passes d’altitude, les déserts de neige, l’horizon des cimes blanches et la jungle des rochers. Cette prose dit avec ferveur l’irrépressible tentation de la montagne.
Le retour, dans une dizaine de jours, de la Patrouille des glaciers, course de ski alpinisme entre Zermatt et Verbier, nous rappelle le culte que la Suisse voue à la hauteur et à l’univers sidéral de la haute montagne. Il n’est pas banal que l’armée conserve la haute main sur l’épreuve – l’organisation est de sa responsabilité et elle engage de gros moyens logistiques, en hommes et en patrouilles militaires.
Au fil des éditions, quelques critiques et des doutes ont surgi – la facture pour le contribuable; le viol contestable d’un espace vierge pour la tenue d’un méga-spectacle de l’effort. Le Conseil fédéral a toutefois clos la discussion en confirmant, en 2013, l’intérêt public du rendez-vous dédié, tous les deux ans, au dépassement de soi. Décision pour la plus grande joie des quelque 5000 compétiteurs qui s’élanceront de nouveau sur le parcours sécurisé franchissant cols et glaciers.
Officiellement, l’armée «teste les capacités d’engagement tant physiques que militaires de la troupe». On se pince pour avaler l’explication de circonstance, tant l’épreuve a pris des allures carnavalesques très éloignées d’un exercice de défense nationale. Vite critiquée dans d’autres circonstances, l’armée, institution en crise depuis la chute du mur de Berlin, bénéficie pour une fois d’une mansuétude bienveillante. Au moins deux motifs participent de ce consensus: d’une part la sauvagerie et la beauté de l’écrin montagneux dans lequel se déroule la Patrouille font vibrer une corde sensible de la «suissitude»; d’autre part l’épreuve reine à travers les Alpes est furieusement «tendance»: le grand raid suisse participe de cette fascination des foules pour l’ultra-sport, il est au diapason de cette quête obsédante et ritualisée de la performance à tout prix, qui caractérise la société contemporaine.
Ces dernières années, la Patrouille des glaciers a largement favorisé l’engouement pour le ski de randonnée, mais elle a aussi contribué à dénaturer ce sport. On le mesure dans ce paradoxe irritant: de nouveaux adeptes sont toujours plus nombreux à gravir à peaux de phoque les pistes de ski balisées et sécurisées – une hérésie! Tutoyer les racines du ciel, sentir l’alcool des sapins, jouir devant la danse des choucas, flairer l’avalanche ou la crevasse, tracer son itinéraire, ne pas se perdre dans le brouillard: rien de cela ne mobilise les coureurs des cimes, suspendus au seul halètement de leur effort et à la vitesse horaire de leur avancée.
On reconnaît ces sportifs à leur tenue légère et moulante. Ils progressent l’œil rivé sur la montre-chronomètre-altimètre au poignet, une pipette à portée de bouche et les écouteurs vissés dans les oreilles pour se donner du rythme et du courage. Loin de l’alpiniste solitaire et frugal, qui affronte avec humilité les pièges d’un terrain reconnu par lui comme hostile, nombre de patrouilleurs assument sans complexe leur ignorance de montagnard. J’évoluais cette semaine sur le glacier menant au Blanc de Moming, au-dessus de Zinal, quand deux compétiteurs à l’entraînement ont apostrophé le guide qui conduisait notre cordée: «C’est par où, Arpitettaz?» Ils s’étaient trompés de versant, n’avaient pas de carte topo et évoluaient sans corde sur un dangereux glacier bordé de séracs et percé de crevasses dissimulées sous des ponts de neige.
Alpinistes et patrouilleurs se croisent en altitude mais ils ne se comprennent pas. Chacun exerce sa liberté et tire un plaisir légitime de son sport. A priori, il n’y a pas de hiérarchie défendable entre la jouissance plus contemplative et esthétique du premier et la satisfaction tirée de la performance physique du second. La pratique ultrasportive dans le biotope de la haute altitude a pourtant tout d’une irruption étrangère à la philosophie originelle de la montagne. Mythifiée en Suisse, la Patrouille des glaciers est au cœur de ce paradoxe.
Tutoyer les racines du ciel, sentir l’alcool des sapins, jouir devant la danse des choucas, flairer l’avalanche
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