Publicité

Le discours des anti-pédagogistes à l'épreuve de l'histoire scolaire

Lyonel Kaufmann, professeur-formateur à la Haute école pédagogique du canton de Vaud, réagit au combat de Jean Romain contre la «réformite» scolaire («Le Temps» du 7 janvier) et estime qu'il serait bien préférable d'entrer en matière sur les pratiques enseignantes concrètes plutôt que de se focaliser sur le discours des réformateurs

Dans le débat scolaire actuel, il est de bon ton du côté des partisans de l'immobilisme, voire du retour en arrière, de jeter l'anathème de pédagogisme, comme naguère on lançait l'imprécation de gauchisme, à toute réflexion réformatrice sur l'éducation et l'enseignement. Cette manière de procéder évite d'observer les faits et l'évolution des pratiques enseignantes concrètes pour se focaliser sur le discours des réformateurs de l'école. A cette enseigne, et contrairement à leurs affirmations, leur discours est pure idéologie.

A leur égard, il convient également de rappeler les propos d'Erasme (Eloge à la folie) parlant des pédants qui enseignent la grammaire: «Heureux par mes bienfaits, ils se croient les premiers de tous les hommes. Quelles idées agréables ne forment-ils pas de leur propre mérite, lorsqu'ils voient trembler, au gré de leurs mines et de leurs voix sévères et menaçantes, la troupe effrayée de leurs timides sujets… Mais ce qui les rend encore bien plus heureux que tout cela, c'est la grande idée qu'ils ont de leur érudition.»

Cependant, de tout temps, l'écart entre les directives officielles et les pratiques de la classe ont existé. De tout temps, les réformes et leur philosophie ont été réappropriées, réaménagées, voire niées, par l'enseignement au quotidien. De tout temps, ou presque, l'évolution lente, voire l'immobilisme, des pratiques scolaires sont la norme en Suisse et ailleurs – y compris aux Etats-Unis qui servent de modèle repoussoir aux réactionnaires scolaires – alors que l'implantation durable de nouvelles pratiques demeure l'exception.

En définitive, l'enseignement au quotidien, et particulièrement au secondaire, ne s'est que très peu éloigné de l'enseignement du début du XXe siècle. Cet enseignement reste très largement organisé autour d'un enseignement de nature frontale où l'enseignant dispense le savoir et l'élève écoute, enregistre et restitue sous des formes plus ou moins élaborées.

A tel point que les réflexions de réformateurs des années 1920, et même de la fin du XIXe siècle, gardent toute leur pertinence, voire de leur caractère révolutionnaire. Ou que les propos de 1959 d'un Georges Panchaud, fondateur du Séminaire pédagogique de l'enseignement secondaire vaudois, résonnent encore comme un conseil plein de bon sens: «Je crois que ceux qui voient dans toute transformation de nos institutions scolaires un péril mortel pour les humanités se trompent. Le moyen le plus efficace de sauvegarder les valeurs de l'esprit est de les intégrer aux conditions du monde actuel plutôt que de les croire indissolublement liées à des modes d'existence périmés.» (G. Panchaud, Ces impossibles réformes scolaires, Réalités sociales, Lausanne, 1983.)

Par ailleurs, cette permanence des pratiques enseignantes résulte d'une attitude rationnelle et professionnelle des enseignants et non d'une incapacité congénitale ou d'une paresse de ces derniers. Cette permanence correspond largement aussi aux croyances tant des enseignants que de la société sur la manière d'apprendre. Ces croyances sont d'autant plus renforcées chez les enseignants que, souvent, ce sont des élèves qui ont réussi.

De plus, le XXe siècle éducatif aura été bouleversé non pas dans sa manière d'enseigner, mais dans sa manière d'assurer le cadrage et l'autorité de l'institution scolaire et du maître devant la complexification de sa tâche en raison de l'ouverture du secondaire à partir des années 50/60, de l'irruption de la multiculturalité ou de la crise économique et sociale. En outre, les exigences et les attentes sociales diverses, voire contradictoires, à l'égard de l'école ont contribué largement à modifier le travail des enseignants.

Néanmoins, ces transformations n'ont amené que peu de changements dans la pratique des apprentissages, car – hors du discours réformateur et de la législation – l'enseignant s'est toujours retrouvé seul manquant de moyens et de formation tout en devant assumer sa présence au quotidien. Par ailleurs, il n'a été que peu sollicité pour participer réellement à l'œuvre en cours. Sans parler de la considération et des exigences sociales réelles, l'alternance entre pénurie et pléthore, les sureffectifs et la diversité des classes ainsi que la précarisation de son statut (ou sa remise en cause) ne favorisent nullement ni l'implantation concrète des réformes, ni l'innovation pédagogique large. En outre, la mise en œuvre de telles réformes nécessite au minimum une dizaine d'années d'efforts continus et persévérants quand le politique travaille au mieux sur une échelle de quatre ans.

En conclusion, cache-misère à leur défense d'intérêts propres, le retour programmatique dans un âge d'or scolaire soi-disant perdu ne remet pas véritablement en cause les véritables actes de déstabilisation de l'institution scolaire et de la profession enseignante: bon scolaire, mise en concurrence des établissements, exigences clientélistes, évaluations au mérite, exigences de la réussite, contrats de prestation et privatisation. Au pire, ce discours réactionnaire accélère cette déstabilisation en empêchant le monde enseignant d'affronter ces vrais défis.