Un aîné avait l'habitude de dire qu'à l'approche de la retraite, l'honorariat guettait – comme la goutte – les «has been» gratifiés d'un minimum de mérite. Celui que je reçois de vos mains s'adresse en réalité plus au citoyen Jean-Pascal Delamuraz qu'à la fragile magistrature dont il est le détenteur très momentané. J'y vois surtout de votre part la volonté de continuer – et il faut continuer.

J'aimerais rappeler brièvement les changements gigantesques qui sont intervenus dans le monde depuis l'époque de nos débuts militants. C'est d'abord le bouleversement politique mondial dû à l'effondrement communiste. C'est aussi la vitesse et l'intensité conférées à la construction européenne, notamment par l'approfondissement et l'élargissement de l'Union. Autant d'éléments que nous décrivions en pointillé du temps où nous les espérions, mais qui se sont réalisés avec une force et une vitesse qui ont surpris même les plus engagés, les plus enthousiastes de la cause européenne. En Suisse elle-même, le débat européen qui n'a pas toujours suivi le cours que nous souhaitions est tout de même devenu public, un objet de la démocratie directe. Dois-je rappeler qu'un des records absolus d'intérêt et de fréquentation des citoyens à un scrutin officiel fut bel et bien réalisé le 6 décembre 1992 lors de la votation sur l'Espace économique européen?

Certains pensent que l'Europe est un problème. Je la considère au contraire comme une solution. Certes, elle n'est pas une solution alibi pour les pays et les peuples qui n'auraient pas trouvé en eux-mêmes les ressources de se transformer et iraient ainsi chercher le salut du côté de Bruxelles. J'y vois pour ma part une solution d'un quadruple point de vue.

Tout d'abord celui de la culture. Celle de cette large Europe récupérée le 9 novembre 1989, espace de civilisation d'une exceptionnelle valeur. Je ne considère pas cet apport culturel comme exclusif; la prétention arrogante des Européens des XVIe et du XVIIe siècles à imposer au monde leur mode de pensée et leurs convictions est une notion heureusement périmée. Il est clair qu'une Europe en pièces détachées n'est pas capable de tracer son sillon culturel d'une manière profonde. En particulier, elle est incapable d'en soutenir le produit direct, je veux parler de la recherche et la formation. L'Europe, nous-mêmes en tant que nation ou individus ne pouvons imaginer vivre qu'avec l'apport perpétuellement revivifié de nos forces intellectuelles. Le ressourcement permanent de la recherche et de la formation est capital, particulièrement pour un pays comme le nôtre, dont la seule matière première est la matière grise. Le fait que notre situation marginale exclut aujourd'hui du libre mouvement d'accès à la culture, aux sources de la formation, des jeunes Suisses seuls au milieu de 350 millions d'Européens de l'Union est pour moi source de déception, d'indignation.

Une seconde raison, politique, justifie l'unité européenne: la mise en commun des forces et des valeurs de ses nations. Cette circonstance politique consiste à offrir par l'union ce qui n'est pas possible le dans le désordre national ou nationaliste: à apporter une réponse de paix et d'harmonie. A l'Europe elle-même pour commencer, dont on a rappelé à l'envi les tribulations, les déchirements, les guerres qui ont marqué la plus grande partie de son histoire depuis le Moyen Age jusqu'en 1945. Il s'agit d'apporter aussi cette contribution au monde, singulièrement aux nations en développement, aux pays les plus pauvres de la planète. Seule une attitude solide de l'Europe – non pas les petites réponses juxtaposées de quelques pays européens – peut réellement nourrir dans ces pays l'espoir légitime auquel ils commencent à croire depuis très peu de temps en vérité.

La troisième raison de mon engagement européen concerne le besoin de sécurité. Celui-ci fait évidemment partie de l'argumentation politique. Je crois que nous avons nous-mêmes sous-estimé, notamment en 1992, la valeur que prendrait l'Europe unie en tant qu'élément de contribution à la sécurité pour un monde dont les conflits ne sont pas encore expurgés. Il est évident qu'une réponse éclatée de l'Europe aux questions vitales pour certains peuples et certaines régions du monde est tout à fait insuffisante et essoufflée. L'Union européenne a suffisamment de force, pensons-nous, et d'expérience pour les mettre au service du continent tout d'abord, du monde ensuite.

Enfin, quatrième raison de l'unité européenne, la nécessité économique saute aux yeux. Non pas pour reconstituer un continent impérialiste – cela relève d'un autre âge totalement révolu. Pas davantage pour ériger une sorte de citadelle inexpugnable et coupée du reste du monde (je préside après tout, pour quelques heures encore, l'Organisation mondiale du commerce!). Ce ne sont pas là les motifs économiques de l'unité. Ceux auxquels je pense visent notre contribution à l'économie du monde. Une Europe unie, dépourvue de barrières intérieures dans la formation, la recherche et les échanges, notamment ces échanges de services qui prennent tant de signification et d'importance dans l'économie moderne, a un rôle essentiel à jouer. Seule la masse critique du continent tout entier permet d'accéder à cet idéal, ainsi que de manifester une volonté claire et nette de rééquilibrage face à la globalisation. Cette dernière présenterait des dangers réels si elle devait mener à subir les effets négatifs, car il y en a, de l'organisation monopolaire du monde. Sans contrepoids à un pôle unique et tout-puissant, nous courons un risque économique qui peut s'avérer funeste. Et ce ne sont pas les efforts éparpillés de nations certes toutes plus intelligentes les unes que les autres qui peuvent y répondre. Non, c'est une Europe économiquement construite!

La Suisse a évidemment sa place désignée – obligée, que dis-je! – dans des structures européennes en consolidation permanente. Hâtons-nous de monter dans le train. Nous avons raté les premiers wagons, le train accélère, on peut encore espérer sauter sur la dernière plate-forme. C'est moins confortable, mais possible. Quand apparaîtra la lanterne rouge, ce ne sera plus possible, et le train marchandises du lendemain matin nous emportera avec sa cargaison de pétrole…

J'ai pour habitude de conclure en citant les paroles fortes de quelques pionniers qui nous ont précédés. Et pourquoi pas Jean Monnet, qui rappelait ceci: «Nous ne coalisons pas des Etats, nous unissons des hommes.» Je me demande bien pourquoi la Suisse serait étrangère à ce courant de pensée.

* Discours prononcé à Berne

le 28 mars 1998.

Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.