Discriminer les animaux est injuste, c’est du spécisme

Pour satisfaire nos papilles ainsi que nos préférences en matière de mode, les animaux sont confinés dans des espaces incompatibles avec leur épanouissement, jusqu’à leur mise à mort.

Au titre du progrès scientifique, ils sont soumis à des expériences douloureuses et stressantes, dont ils ne tirent aucun bénéfice.

Enfin, puisqu’il faut bien nous divertir, ils sont maintenus en cage, dressés et traînés de ville en ville, où ils sont exhibés dans des numéros de cirque. En clair, nous consentons à ce que les animaux subissent toutes sortes de traitements que nous jugerions moralement inacceptables s’il s’agissait d’êtres humains.

Force est de constater que nous discriminons sur la base de l’appartenance d’espèce: parce que les animaux ne font pas partie de l’espèce humaine, nous tendons à négliger leurs intérêts. Cette forme de discrimination porte le nom de «spécisme».

Nous n’avons pas toujours été spécistes. Autrefois, nous discriminions sur la base de la possession d’une âme: convaincus que les animaux n’en avaient pas, nous nous croyions justifiés à les exploiter. Mais à ce propre de l’homme s’est substitué l’esprit, que personne ne songerait à nier aux animaux. Il demeure toutefois tentant d’affirmer que si nous acceptons, par exemple, d’élever des porcs pour consommer leur chair alors que l’idée même de réserver un sort similaire à des humains nous est intolérable, ce n’est pas parce que les porcs ne font pas partie de notre espèce. C’est parce qu’ils sont moins rationnels, conscients d’eux-mêmes ou capables de réciprocité. Puisque les porcs n’ont pas de devoirs envers nous, comment pourrions-nous en avoir à leur égard? Nous ne discriminons pas sur la base de l’espèce, mais sur la base des capacités cognitives, entend-on ainsi certains se défendre.

Cette défense oublie un peu vite que certains humains – handicapés mentaux profonds, nouveau-nés et vieillards séniles par exemple – sont moins rationnels, conscients d’eux-mêmes et capables de réciprocité qu’un cochon adulte moyen. Pour autant, nous refusons à juste titre d’élever des handicapés mentaux pour leur chair ou d’effectuer des expériences pénibles sur des nourrissons afin de faire avancer la science.

Bien que ces humains n’aient pas de devoirs envers nous, il va de soi que nous en avons à leur égard. Dès lors que nous privilégions les humains indépendamment de leurs capacités cognitives, il apparaît clairement que ce qui fonde ce privilège n’est autre que la différence d’espèce. Nous sommes spécistes.

Reste à savoir si le spécisme est justifié. A cet égard, il est assez transparent que son appellation trouve son origine dans les termes «racisme» et «sexisme». Et pour cause, le spécisme serait l’analogue, au niveau de l’espèce, de ce que sont le racisme au niveau de la race et le sexisme à celui du sexe. Bien sûr, personne ne prétend que le spécisme est similaire au racisme ou au sexisme sous tous ses aspects. L’idée de ses ennemis est plutôt qu’il partage avec ces formes de discrimination les caractéristiques qui les rendent moralement condamnables.

Le racisme et le sexisme sont injustes en vertu du caractère arbitraire des critères sur lesquels ils se fondent. Le raciste pense typiquement qu’il est légitime de privilégier les intérêts des Blancs au détriment de ceux des Noirs, alors que la couleur de la peau n’est en l’occurrence pas pertinente. Quant au sexiste, il trouve le plus souvent légitime de négliger les intérêts des femmes en comparaison de ceux des hommes, alors que le sexe n’est en l’occurrence pas pertinent. Les frontières de race et de sexe sont arbitraires.

Arbitraire, la frontière d’espèce l’est également. Le scénario d’anticipation suivant en fait l’illustration. A la suite d’une série de mutations génétiques, une nouvelle espèce est apparue: homo robustus. Les robustus et les sapiens ne se distinguent pas spécialement par leurs capacités cognitives. Cependant, plus robustes et mieux organisés, les premiers ont pris le pouvoir et exploitent désormais les seconds. Ayant développé un goût prononcé pour leur chair, ils les élèvent même à des fins gastronomiques, dans des conditions qui ressemblent à s’y méprendre aux élevages actuels. Bien que les sapiens soient rationnels, conscients d’eux-mêmes et capables de réciprocité, les robustus considèrent qu’ils n’ont de devoirs qu’envers les membres de leur espèce.

Ce scénario met en évidence la pertinence de l’analogie entre spécisme et racisme. Si l’exploitation des Noirs par les Blancs est injuste, on voit mal comment l’exploitation des sapiens par les robustus pourrait ne pas l’être. Sachant qu’elle repose sur l’appartenance d’espèce, tout porte donc à penser que le spécisme est condamnable, au même titre que le racisme.

Les antispécistes ne demandent pas une stricte égalité des droits entre humains et animaux. Après tout, le rejet du sexisme n’implique pas l’instauration d’une stricte égalité des droits entre hommes et femmes: les hommes n’ayant pas d’intérêt à avorter, personne ne demande qu’ils aient le droit de le faire.

De manière analogue, personne ne milite pour que les cochons disposent du droit de vote ou pour que les veaux puissent accéder aux écoles publiques. Comme nous, les animaux ont cependant intérêt à ne pas souffrir, à jouir d’une certaine liberté et à continuer à vivre.

Le rejet du spécisme impose seulement que nous considérions ces intérêts indépendamment de l’espèce à laquelle appartiennent ceux dont ils sont les intérêts. Et que nous accordions aux animaux les droits qui s’ensuivent.

La frontière de l’espèce est aussi arbitraire que celle de la race ou du sexe

Assistant et doctorant de l’Université de Genève, spécialiste de métaéthique

Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.