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Sous ses aspects spectaculaires et fantastiques, la série raconte bien notre monde actuel, celui de l’effondrement des Etats au profit d’anciennes formes politiques qui font leur grand retour: corporatisme, clans, loyauté personnelle, arbitraire… Par Olivier Meuwly
Les aventures de Jon Snow, Tyrion Lannister ou Daenerys Targaryen ont fait le tour du monde. La saga pseudo-médiévale du Trône de fer a réussi à renouveler le genre des contes dynastiques en se fondant sur un subtil mélange de personnages typés mais atypiques, sur des rebondissements bien construits et sur un discret fantastique mâtiné d’un zeste d’érotisme, le tout noyé sous des flots d’hémoglobine. On peut aimer ou non ce besoin de procéder à un détour par un monde fantasmagorique pour évoquer une humanité que la réalité historique dévoile dans une crudité parfois pire que la plus cruelle des fictions.
Pourquoi inventer un monde indistinct lorsque l’histoire regorge de péripéties aussi truculentes qu’hallucinantes? Le Moyen Age n’est pas avare en personnages, hommes ou femmes, qui auraient pu rivaliser sans effort d’imagination avec les protagonistes des guerres déchirant Westeros. Pourtant, la sauce prend, la magie opère. La facilité consistant à convoquer un univers fictif pour éviter de se voir empêtré dans les difficultés d’une reconstitution aléatoire s’estompe devant l’efficacité d’un récit remarquablement ciselé, où s’entremêlent intrigues simultanées et personnages intelligemment complexes: le bien et le mal se combinent, alternent; leurs contours ne sont jamais caricaturés et leurs combats orchestrés pour déstabiliser le téléspectateur. Les héros ne peuvent être classés dans des cellules hermétiques.
Mais Game of Thrones n’est pas qu’une série télévisée, même brillamment réalisée et montée. Au-delà de son sens de la narration, elle mobilise d’autres attraits, susceptibles de séduire un public pas forcément amoureux du simili-médiéval… Car elle parvient à se hisser au rang d’une sorte d’allégorie du monde moderne en ressuscitant des fonctionnements politiques que l’on pouvait croire voués à l’obscurité de l’Histoire mais qui, en réalité, sont à l’œuvre aujourd’hui de par le monde.
Le Trône de fer place nos contemporains face à une pratique du pouvoir d’une extraordinaire modernité. Il est coutume de rappeler que les Etats-nations traditionnels s’effilochent, écartelés entre une mondialisation dont l’inventivité technologique décuple les effets et un repli sur des identités en mal d’un refuge salvateur. Or, cette réalité nous renvoie à l’ère précédant l’avènement de l’Etat moderne, c’est-à-dire en gros le Moyen Age. Alors que le monde ébaubi feint de redécouvrir la géopolitique, comme l’avouait candidement Joschka Fischer l’an dernier au Forum des 100, la série américaine expose dans sa froideur la vérité des rapports politiques, des moteurs du pouvoir. Les Etats ont une histoire et des intérêts; il a fallu le retour en force de la Russie pour que cette évidence se réapproprie les colonnes des journaux…
Les rapports entre Etats symbolisant des puissances intemporelles ne sont pas seuls concernés, mais aussi ceux entre individus. Alors que nos sociétés, adossées à l’anti-autoritarisme des années 70 du siècle dernier, tendent à fuir l’institutionnel et à rêver d’une démocratie authentique, les Stark, les Bolton et Lord Baelish nous ramènent dans un monde où ne compte que le serment de loyauté, sinon l’arbitraire. La vie publique contemporaine s’étiole, le contrat l’emporte sur la loi, l’individualisme appelle de ses vœux l’empire d’une subjectivité dont Internet favorise l’arrivée. S’étale un monde fragmenté, parcellisé, où l’individu, certes individualiste, existe en réalité moins par sa personne que par son statut, moins par son essence que par son appartenance.
L’Etat de droit d’obédience libérale est contesté. Un retour des corporatismes d’antan s’insinue dans notre quotidien sous la bannière de la Garde de nuit. Et l’économie n’a rien à envier au politique: il n’y a plus que des fidélités, d’ailleurs mouvantes, où prédominent l’intérêt, par la corruption s’il le faut, et des rapports de force. On assiste au triomphe des clans «postmodernes», sous la forme de l’«anarchisation» d’une société émergeant d’un agrégat d’individus libres dans leur refus de toute autorité, mais risquant paradoxalement de se faire absorber par de nouveaux pouvoirs, peut-être moins visibles, moins palpables. On ne parle plus de sujétion à un nouveau roi mais d’un glissement dans les mailles abstraites du pouvoir des géants de l’informatique…
Cet anarchisme renaissant voisine toutefois avec l’anarchie, un terme souvent utilisé, bien que souvent de manière inadéquate, pour l’ère médiévale. Il n’empêche que ce Moyen Age, de par les rapports individuels régissant les modes de pouvoir et un système basé sur des serments et non sur des Etats structurés autour d’un monarque puis du peuple souverain, organise son retour somptueux. Un regard sur l’actualité suggère presque naturellement une re-médiévalisation du monde, que conforte le type de rapports entre individus à travers des communautés forgées par la grâce du numérique.
Game of Thrones: énième récit romancé de l’évolution forcément mouvementée des rapports de pouvoir dessinés par l’histoire humaine? Ou métaphore d’une réalité beaucoup plus profonde? Voici quelque temps, l’hebdomadaire allemand Die Zeit s’est fendu à une semaine de distance de trois allusions à l’œuvre de George Martin… La série, par son esthétique et sa violence désinhibée, par ses actrices à la plastique parfaite et ses fanatiques religieux, est bien destinée à un public actuel. Elle révèle les ressorts des liens de pouvoir qui, sous des parures commémorant un vague Moyen Age plein de zombies et de dragons, sont certes immanents à l’histoire mais qui, surtout, décrivent notre présent d’où le formalisme de nos Etats de droit se retire de plus en plus et, pire encore, notre futur, lorsque la loi s’effondre à force de vouloir régler les cas individuels.
La série raconte notre monde actuel: les Etats s’effilochent, le Moyen Age revient avec les clans, le corporatisme, l’arbitraire…
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