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Dix ans après son lancement, Al-Jazira veut conquérir le monde

Hasni Abidi. directeur du Centre d'études sur le monde arabe et méditerranéen, expose le projet de la chaîne qatarie d'émettre des programmes en anglais sur toute la planète.

Jamais le lancement d'une chaîne de télévision n'aura suscité autant d'intérêt et d'interrogations. Force est de reconnaître la grande opacité du projet Al-Jazira International (AJI). La future sœur jumelle de la très controversée télévision d'information qatarie Al-Jazira deviendrait la première chaîne arabe d'information en anglais à émettre depuis le Moyen-Orient. Elle peine à voir le jour.

Les raisons invoquées officiellement pour le report de son lancement vont de l'indisponibilité de locaux dans les villes occidentales aux complications techniques d'établissement du réseau en haute définition entre les quatre quartiers généraux projetés (Doha, Kuala Lumpur, Londres et Washington). Les programmes pourraient commencer en novembre 2006, à l'occasion du 10e anniversaire d'Al-Jazira en arabe.

L'association des deux chaînes stigmatise la réputation du canal anglophone, surtout aux Etats-Unis: avant le 11 septembre, Al-Jazira y était encensée pour sa liberté de ton et ses prises de position critiques à l'égard des gouvernements arabes, qui lui conféraient un rôle d'avant-garde dans le processus de démocratisation du Moyen-Orient. Depuis 2001, elle est devenue dans l'imaginaire politique et populaire la «télévision de la terreur», encourageant l'antiaméricanisme chez les musulmans. Cette perception défavorable est due à la diffusion par Al-Jazira des vidéos de Ben Laden, des appels d'Al-Qaida, d'images d'otages occidentaux enlevés en Irak, ainsi qu'à l'utilisation d'un vocabulaire ayant des connotations politiques et religieuses qui ne font pas l'unanimité. Une conséquence en a été l'expulsion définitive de la chaîne d'Irak.

Pour sa part, Al-Jazira accuse l'armée américaine d'attaques ciblées contre ses bureaux à Kaboul et à Bagdad - où le journaliste Tarek Ayoub a perdu la vie en 2003.

Outre-Atlantique, des organisations comme Accuracy in Media et United American Committee tentent d'empêcher Al-Jazira International d'émettre, au moyen une intense propagande dépréciative. La chaîne a dû négocier très longtemps sa distribution satellitaire.

Dans une interview donnée dans le cadre du PEJ (Project for Excellency in Journalism), Joanne Levine, cheffe de la programmation pour les Etats-Unis, dénonce dans le Washington Post l'ostracisme et l'attitude de confrontation de l'establishment et des médias américains.

Le contentieux tourne en fait autour du risque que représente la diffusion en anglais d'informations, d'images, de perceptions et de points de vue «autres» que ceux de l'opinion américaine, et qui s'expriment depuis des régions où les Américains sont engagés soit militairement, soit dans une offensive de diplomatie publique ad hoc - qui a dernièrement montré ses limites.

Et c'est précisément dans cette crise de communication et dans ce contexte d'incompréhension mutuelle que réside le potentiel politique de l'opération Al-Jazira International. La responsabilité de la direction de la chaîne est engagée. Il est indéniable que certaines méthodes de reportage employées par Al-Jazira - la diffusion en boucle d'images brutales, l'utilisation de concepts ou de définitions culturelles polémiques - risquent de provoquer ressentiment et tensions.

Si Al-Jazira International est financée par la chaîne arabe, elle insiste sur son indépendance éditoriale. Elle a équipé toute une flotte de journalistes célèbres et célébrés comme, entre autres, sir David Frost (BBC), Raghe Omar (BBC), Riz Khan (CNN) et David Marash (ABC), qui prêteront leur visage et leur expérience à des programmes d'approfondissement et à des reportages annoncés comme objectifs.

Le risque est de confectionner une programmation édulcorée, modelée sur celle des chaînes occidentales et administrée à un public rendu progressivement léthargique. Ce risque devrait toutefois être prévenu grâce à l'originalité d'une chaîne qui a mobilisé, aux quatre coins du monde, une troupe de journalistes couvrant des régions négligées d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique latine afin de devenir un canal planétaire. AJI espère atteindre 40 millions de foyers.

L'hostilité du marché américain et, pour le moment, l'impossibilité d'accéder à celui de l'Australie, pourraient provoquer une perte financière. Al-Jazira arabe ne sort toujours pas des chiffres rouges, à cause du boycottage saoudien dans le domaine de la publicité.

Mais les gains politiques sont énormes pour le Qatar. Al-Jazira, et demain AJI confirmeront la place déjà considérable du petit émirat sur la scène internationale. C'est également pour rester sous les feux des projecteurs que l'émir du Qatar dépense sans compter afin de maintenir son antenne à flot. Et avec succès, puisque dans son enquête sur l'année 2004, Brandchannel.com a établi qu'Al-Jazira était la cinquième marque la plus influente du monde, juste derrière Starbucks.

En revanche, les critiques qui échappent de l'entourage d'une haute direction par ailleurs très bien rétribuée - dont les membres sont de nationalité anglaise pour la plupart - ne sont pas très encourageantes. Les conflits internes seraient liés à des questions d'empreinte éditoriale, à la nature hétérogène du personnel engagé ainsi qu'à la politique apparemment arbitraire et contestée d'assignation des tâches et des positions.

Le directeur général du réseau Al-Jazira, Waddah Khanfar, affirme que le but des deux Al-Jazira est commun: constituer une alternative aux médias contrôlés par les gouvernements, et pallier les lacunes des chaînes occidento-centriques comme CNN.