Une possible reprise en U cette année. C’est le seul élément consensuel qu’exprime Nouriel Roubini dans une récente prise de position publiée notamment sur son blog. Mais concernant la suite, l’économiste new-yorkais, connu pour avoir prédit l’explosion des subprimes dès 2005, fait honneur à sa réputation de pessimiste invétéré. Si la plupart des commentateurs estiment que les banques centrales injecteront suffisamment de liquidités pour relancer l’économie, comme elles l’ont fait après la crise financière de 2008, Nouriel Roubini affirme que le monde se dirige vers une «super Grande Dépression» dont il ne sortira qu’en 2030.

Cette longue dépression en «L», dans laquelle l’activité économique chute puis se stabilise à un niveau bas, sera selon l’économiste le résultat prévisible d’une accumulation de vulnérabilités économiques et financières, et d’erreurs politiques depuis dix ans. Ce genre de phénomène est un «cygne blanc», la conséquence logique d’événements connus mais sous-estimés, avait expliqué Nouriel Roubini dans son livre Economie de crise paru en 2010. Par opposition aux cygnes noirs, décrits par son homologue Nassim Nicholas Taleb comme des événements imprévisibles.

Dix risques majeurs

Le point de rupture semble arriver, argumente Nouriel Roubini, car les gouvernements n’ont pas profité de la reprise économique post-2008 pour réformer et assainir le système. Qui se trouve plus vulnérable encore aux dix risques majeurs identifiés par le chercheur surnommé «Dr Doom».

Le coronavirus a déferlé sur un monde déjà profondément endetté, parfois à des niveaux insoutenables, car les finances publiques n’ont pas été redressées au cours des dix dernières années, dénonce l’ancien de Harvard et de Yale. Les dépenses publiques pour lutter contre l’épidémie et relancer l’économie vont encore creuser les déficits budgétaires, parfois jusqu’à 10% des PIB. En parallèle, l’endettement du secteur privé deviendra lui aussi insoutenable, sous l’effet des pertes de revenus pour les entreprises et les ménages. De quoi permettre une reprise économique «largement plus anémique» qu’après 2008.

Lire aussi notre analyse: Covid-19: un combat budgétaire perdu d’avance?

Cette perspective se révèle d’autant plus dangereuse que la crise du coronavirus a montré qu’il fallait augmenter les investissements dans les systèmes de santé. Et encore davantage dans la plupart des pays développés qui font face au vieillissement de leur population, une «bombe démographique à retardement».

Stagflation et démondialisation

En parallèle, la récession actuelle va provoquer un surplus massif des capacités de production et de la main-d’œuvre, ce qui milite pour l’apparition de la déflation, alors que le prix des matières premières s’est effondré. Pour lutter contre cette déflation, enchaîne Nouriel Roubini, les gouvernements finiront par financer leurs déficits par leur banque centrale, en faisant tourner la planche à billets. De quoi rendre «une stagflation inévitable» (stagnation économique et inflation marquée), accentuée par la démondialisation et le protectionnisme, avance encore le professeur d’économie à la Stern School of Business.

Pourquoi la démondialisation? A cause de la disruption technologique et du Covid-19. La première provoque des pertes d’emplois et de salaires, affirme Nouriel Roubini, si bien que le fossé entre les plus riches et les plus pauvres se creusera. Le second pousse vers un rapatriement des chaînes de production vers les pays développés, avec deux conséquences: l’automatisation sera renforcée et poussera encore les salaires à la baisse, tandis que chaque pays voudra protéger ses travailleurs en restreignant la circulation des biens et des capitaux. Ce qui attisera «les flammes du populisme» et renforcera les attaques contre la démocratie.

Décennie de désespoir

En conséquence, les Etats-Unis et la Chine détricoteront leurs liens en matière de commerce, de technologies ou d’investissement. Avec la possibilité que cette rupture tourne à une nouvelle guerre froide entre d’un côté Washington et, de l’autre, Pékin, Moscou, Téhéran et Pyongyang. Enfin, toutes ces tensions se cristalliseront dans un contexte de bouleversements environnementaux, qui rendront les pandémies et autres maladies plus fréquentes, graves et coûteuses.

Les dix risques analysés par Nouriel Roubini plongeront l’économie mondiale dans une «décennie de désespoir», avance-t-il. Jusqu’à ce que, au cours des années 2030, «la technologie et un leadership politique plus compétent» commencent à apporter des réponses. A condition bien sûr de «trouver un moyen de survivre à la super Grande Dépression», conclut l’économiste.

Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.