opinions
Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur à l’Institut Thomas More, décrit le formidable dynamisme du petit pays de la Corne de l’Afrique, qui affiche une volonté ferme de capter les flux commerciaux entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique
Le 2 juillet 2012, des firmes turques et chinoises signaient un accord sur la construction d’une ligne ferroviaire entre l’Ethiopie et Tadjourah, port djiboutien dédié aux exportations. Dans les semaines à venir, des intérêts chinois pourraient se voir confier la future ligne entre Addis-Abeba, capitale de l’Ethiopie, et le port de Djibouti. L’affirmation de cette cité-Etat comme hub global, à la croisée de l’Afrique de l’Est et du grand axe maritime Europe-Asie, se fait en liaison avec le monde des émergents.
Les puissances occidentales n’ignorent certes pas la haute valeur géostratégique de Djibouti. Le port a été bâti par les Français sur les rives africaines du détroit de Bab-el-Mandeb, entre mer Rouge et golfe d’Aden, peu après que le canal de Suez a promu la route des Indes. Les Britanniques étaient alors à Aden et dans le Somaliland; les Italiens, en Erythrée et en Somalie. Tous montaient la garde, surveillant navires et échanges.
Pendant la Guerre froide, les Français ont assumé leurs responsabilités stratégiques dans la zone. Au sortir de ce long affrontement, d’aucuns veulent voir dans Djibouti une simple commodité militaire dont la valeur serait déclinante. Les attentats du 11 septembre 2001, leurs tenants et aboutissants dans la Corne de l’Afrique et la péninsule Arabique, confèrent une nouvelle importance à cette position. Depuis, Djibouti est au centre des dispositifs de lutte contre le terrorisme et la piraterie qui sévit au large de la Somalie. Toutes les puissances font relâche dans le port.
Les dirigeants de Djibouti ne se satisfont pas de cette rente de situation. La gestion et la modernisation du port ont été confiées à Dubaï Port World et des infrastructures – terminaux pétroliers et de conteneurs – sont bientôt construites sur le site de Doraleh. De l’autre côté du golfe de Tadjourah, c’est un port minéralier qui voit le jour. De nouvelles lignes ferroviaires entre Djibouti et l’Ethiopie renforceront les liens avec l’hinterland africain. En provenance de Turquie, du golfe Arabo-Persique, de Chine ou d’Inde, les capitaux viennent s’investir dans tous ces projets.
Il est vrai que les perspectives sont attractives. Djibouti est la «porte de l’Ethiopie», celle-là connaissant une forte croissance économique et développant ses échanges avec le monde extérieur. Au-delà, les ports djiboutiens pourraient élargir leur hinterland à l’Afrique centrale et orientale, voire à celle des Grands Lacs. Dans leur vision de l’avenir, les élites djiboutiennes évoquent une possible liaison transcontinentale entre Dakar et Djibouti, un tel projet permettant aux conteneurs, entre Shanghai et Rotterdam, de contourner le canal de Suez afin de limiter les coûts de transaction.
La volonté de capter les flux entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique, pour générer de la valeur ajoutée, souligne l’importance des phénomènes de circulation dans l’océan Indien, entre le système atlanto-méditerranéen et l’Asie-Pacifique. Cet «océan du milieu» doit être aussi considéré pour lui-même. Les Etats riverains de ses pourtours et mers péricontinentales rassemblent 2,5 milliards d’hommes et si nombre ne vivent pas sur les littoraux, tous sont pris dans les rêts de la mondialisation-maritimisation.
La cité-Etat de Djibouti participe de ces dynamiques qui rappellent la primitive globalization, processus à l’œuvre dans l’économie-monde de l’océan Indien avant que Vasco de Gama ne franchisse le cap de Bonne-Espérance. Très vite, les Portugais étaient rejoints par leurs voisins et rivaux européens dont les succès et les querelles auront longtemps occulté les formes économiques et les réseaux commerciaux préexistants.
Le nouveau entre donc en résonance avec l’ancien, et le futur de Djibouti pourrait évoquer le passé des cités marchandes et des classes commerçantes indigènes de l’économie-monde indienne. Songeons seulement à Aden, aujourd’hui entravé par l’insécurité. Le port était autrefois l’«antichambre de la Chine» et l’«entrepôt de l’Occident». Du Golfe et de la mer Rouge jusqu’à Malacca, les exemples de réussite étaient alors multiples.
L’histoire est ouverte et la réussite de Singapour est une légitime source d’inspiration pour Djibouti. Le chemin parcouru ne doit cependant pas occulter la nécessité de poursuivre les réformes engagées sur les terrains économique, politique, judiciaire et réglementaire, tout en préservant la stabilité de la cité-Etat dans une région particulièrement agitée. C’est une entreprise de longue haleine et une condition du succès.
Quant aux puissances occidentales, elles ne sauraient se limiter à une perception géostratégique de Djibouti et de la zone. L’Europe a partie liée avec le grand large et c’est au-delà des «anciens parapets», sur le plan géo-économique aussi, que ses destinées se jouent.
Djibouti est au centre des dispositifs de lutte contre le terrorisme
et la piraterie qui sévit au large de la Somalie
Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.