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Drôle de guerre en mer Noire

Le conflit en Géorgie a mis face à face la flotte russe et celle de l'OTAN. Géopolitique d'une zone à haut risque.

«Les bâtiments de guerre russes peuvent détruire en 20 minutes les navires de l'Alliance de l'Atlantique Nord (OTAN) qui se trouvent en mer Noire.» L'analyse de l'ancien commandant de la flotte russe de la mer Noire Edouard Baltine, citée par l'agence russe Ria Novosti, donne le ton. L'expert militaire Konstantin Makienko relativise: un seul croiseur moderne et quelques destroyers de l'OTAN pourraient neutraliser la flotte russe.

La guerre russo-géorgienne autour de l'Ossétie du Sud a eu un effet immédiat: elle a remis la mer Noire au cœur des préoccupations stratégiques occidentales et russes. Elle a aussi créé une situation qui ressasse des images de la Guerre froide, dont le face-à-face des chars russes et américains à Berlin en 1961: ces jours, des navires de guerre russes ont croisé à moins de 50 kilomètres des bâtiments américains comme l'USS McFaul ou le Dallas. Des navires qui officiellement se contentent d'apporter de l'aide humanitaire à la Géorgie, mais qui sont dotés de missiles et capables de neutraliser un système de communication et de défense aérienne.

• Encerclement de la Russie

Il suffit de regarder une carte pour prendre conscience des enjeux. Longtemps, l'Union soviétique avait fait de la mer Noire sa chasse gardée. Aujourd'hui, la Russie est bousculée par l'Ukraine, qui remet sur la table le bail courant jusqu'en 2017 pour l'utilisation par la flotte russe du port de Sébastopol, en Crimée. Le président ukrainien, Viktor Iouchtchenko, a annoncé qu'il envisageait d'en hausser le loyer, qui se monte actuellement à 98 millions de dollars par an. Au sud, la Turquie est l'Etat riverain avec la plus longue côte le long de la mer Noire. C'est un membre de l'OTAN depuis 1952. A l'ouest, deux Etats riverains, la Roumanie et la Bulgarie, ont non seulement accédé à l'Union européenne, mais aussi à l'OTAN. A l'est, il y a la Géorgie, dont on connaît le contentieux avec Moscou. La mer Noire apparaît comme le symbole même du sentiment d'encerclement éprouvé par Moscou et qui a contribué à la réaction brutale de la Russie aux bombardements géorgiens à Tskhinvali.

C'est aussi un champ de guerre psychologique révélateur du climat d'après-Guerre froide. Les Russes ont retrouvé une puissance grâce aux revenus des hydrocarbures. Mais leur flotte a fortement souffert de l'effondrement de l'Union soviétique. Les Américains, de leur côté, viennent titiller l'ours russe à proximité de l'allié géorgien, voie de transit vers le pétrole de la mer Caspienne. La présence américaine est encore renforcée par une dizaine de bâtiments de l'OTAN qui transportent des missiles Harpoon et des centaines de missiles de croisière Tomahawk. Huit autres navires de l'Alliance devraient arriver: quatre unités navales turques, trois frégates polonaise, allemande et espagnole, ainsi qu'un bâtiment canadien. Avant l'éclatement de la guerre en Géorgie, des exercices de l'Alliance atlantique, prévus déjà en juin, se sont déroulés en mer Noire. Pour Moscou, c'est une provocation. Le premier ministre, Vladimir Poutine, s'en est fait l'écho: «La Russie va répondre au renforcement naval de l'OTAN en mer Noire. Notre réaction sera calme, sans hystérie.» L'ambition est belle, mais l'état de la flotte russe de la mer Noire est préoccupant. Selon l'hebdomadaire Argumenty Nedeli, celle-ci disposait encore en 1991 de 100000 hommes, 835 bâtiments dont 60 sous-marins, huit croiseurs et plus de 400 avions. Avec l'effondrement de l'Union soviétique, la Russie a hérité de 81,7% de ces effectifs, et le reste est revenu à l'Ukraine. La flotte russe actuelle n'a plus que 25000 hommes, 338 bateaux et 22 avions.

• Des ports stratégiques

Les amiraux Edouard Baltin, Igor Kasatonov et Vladimir Chernavin, cités par le New York Times, sont catégoriques: pour Moscou, il est fondamental de conserver le port de Sébastopol. Il n'y a pas d'alternatives sur la côte russe. Près de la mer d'Azov, il y a certes Novorossisk. C'est le seul port russe en eaux profondes en mer Noire. Mais les amiraux mettent en garde: la flotte serait en «grand danger», car un vent glacial et très violent, le bora, souffle dans le port et pourrait aller jusqu'à couler des navires. De plus, il faudrait au moins dix ans pour y aménager un port adapté. La présence de la flotte russe n'est pas un but en soi. Mais on l'a vu dans le conflit avec la Géorgie. La marine russe était déjà opérationnelle dès le deuxième jour des hostilités: elle permet un contrôle (militaire) fondamental de la façade sud-ouest du Caucase, composé de républiques instables comme l'Ingouchie ou le Daguestan.

Ex-ambassadeur d'Inde en Union soviétique, M.K. Bhadrakumar pense que le conflit géorgien a permis à la Russie de s'affirmer à nouveau comme la puissance de la mer Noire. «La Russie a pris le contrôle de facto de deux ports majeurs [...], Soukhoumi et Poti.» Ce dernier port, géré par une société de Dubaï, abrite un vaste complexe de transports de containers. Dans Asian Times, l'ex-ambassadeur laisse entendre que la politique américaine dans la région vise à contester ce rôle aux Russes. «Il est clair que, sans sa flotte de la mer Noire, la Russie cesserait d'être une puissance maritime en Méditerranée et son influence au Moyen-Orient diminuerait», ajoute M.K. Bhadrakumar, qui rappelle que Moscou a déjà convenu avec la Syrie de réactiver sa base navale de Tartus, en Méditerranée. Autour des ports, on assiste à une drôle de guerre, à une guerre d'intimidation. Si la flotte russe occupe toujours celui de Poti depuis la riposte du Kremlin, les destroyers américains mouillent dans le port de Batoumi, au sud de la Géorgie.

• La sécurité énergétique

«La mer Noire est devenue une zone sensible du système international, relève Mohammad-Reza Djalili, professeur à l'Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève. Elle appartient à ce que j'appelle «les mers d'Orient»: la Méditerranée orientale, la mer Rouge, le golfe Persique et la mer Caspienne. Elles connaissent le même type de problèmes. Elles sont d'accès difficile. Il faut passer par le détroit du Bosphore, d'Ormuz ou le canal de Suez. Elles sont interconnectées, notamment dans le domaine énergétique.» Selon le professeur, la mer Noire reste une voie d'accès importante au pétrole russe et aux hydrocarbures de la Caspienne (3% des réserves mondiales de pétrole et 5% des réserves mondiales de gaz) qui ne sont pas transportés par pipelines. C'est sous cette mer fermée que Russes et Italiens d'ENI prévoient de construire un gazoduc (South Stream) allant de la Russie vers l'Occident. Ce dessein est en concurrence avec le projet de gazoduc européen Nabucco, qui contournerait la Russie et mettrait à mal le monopole de fait de Gazprom en Asie centrale.

Directeur du site géopolitique http://www.diplomweb.com, Pierre Verluise souligne que 30 pétroliers franchissent chaque jour le Bosphore. Il ne manque pas de souligner un paradoxe: «La Roumanie et la Bulgarie veulent que l'Union européenne s'intéresse davantage à la mer Noire. Mais les deux pays soutiennent le projet de South Stream, qui torpille Nabucco.» Les conflits énergétiques dans la région sont bien réels. Lundi a débuté à La Haye, devant la Cour internationale de justice, un procès opposant la Roumanie à l'Ukraine. Objet du litige: Bucarest, qui avait cédé l'île du Serpent à l'Union soviétique en 1948, prend désormais conscience des richesses du fond marin sous l'île en question: des réserves de gaz estimées à 100 milliards de mètres cubes, et de pétrole évaluées à 10 millions de tonnes.

• La Convention de Montreux

Si Pierre Verluise qualifie la mer Noire de mer «quasi américaine», son accès n'est pas aussi simple. Les passages maritimes de la Méditerranée à la mer Noire par les détroits du Bosphore et des Dardanelles sont réglementés par la Convention de Montreux de 1936, précise Lucius Caflisch, professeur honoraire de droit international de la mer à l'IHEID: «Cela dépend de la nature commerciale ou militaire du navire, de l'état de guerre ou de paix des Etats concernés.» Pour obtenir l'autorisation de la Turquie, qui, en qualité de gardienne de la convention, règne en maître et seigneur sur les deux détroits, il faut que les navires de guerre ne dépassent pas 45000 tonnes. Cela empêche un porte-avions de la VIe Flotte américaine d'entrer en mer Noire. En outre, les bâtiments de guerre ne peuvent rester plus de 21 jours d'affilée. Ankara est sous forte pression de Washington pour assouplir le régime de Montreux. D'autant que la Turquie avait interdit le passage à des navires américains au moment de l'intervention en Irak en 2003. A plusieurs reprises, l'OTAN a tenté des passages en force avec des bâtiments dépassant le tonnage autorisé.