Eclairage. Gao Xingjian: «De nos jours, un écrivain chinois doit créer sa propre langue»
Gao Xingjian, lauréat du Prix Nobel de littérature, explique ce que sont pour lui les langues chinoise et française, comme il passe de l'une à l'autre, comme il pense dans l'une et dans l'autre. Ses réflexions avaient été recueillies au début de l'année par une écrivain polonaise, Aleksandra Kroh, pour un ouvrage sur le bilinguisme. Extraits
Aleksandra Kroh: Vous êtes arrivé en France en 1987, à l'âge de 47 ans, mais votre rencontre avec le français est bien plus ancienne.
Gao Xingjian: Oui, j'ai appris le français à l'université, à Pékin. Ensuite j'ai travaillé pendant quelques années comme traducteur, j'ai beaucoup lu en français, les auteurs classiques et contemporains, français et non français. Tout s'est arrêté en 1966 avec la Révolution culturelle. Pendant dix ans, il n'y avait quasiment rien à lire, à part la propagande officielle du parti. Au départ, j'ai été très séduit et tout à fait convaincu par la Révolution culturelle avec ses belles paroles, j'ai été garde rouge, j'ai été très actif pendant quelque temps. Il m'a fallu voir de plus près la lutte pour le pouvoir entre les fractions, toutes ces choses sordides, abominables, pour en être guéri. Ensuite j'ai été envoyé à la campagne, pour ma soi-disant rééducation idéologique. J'ai travaillé la terre pendant plus de cinq ans. Dans un sens, c'est là où je suis devenu écrivain, où j'ai pris conscience que j'étais écrivain, que j'avais besoin de l'écriture pour supporter l'existence, un besoin vital. Pourtant j'écrivais bien avant, depuis l'âge de 17 ans, j'écrivais des pièces, des romans, des poèmes, des essais. Il n'en reste rien, j'ai tout détruit quand la Révolution culturelle a commencé, c'était trop dangereux de garder les manuscrits, il n'en était pas question. Et à la campagne, j'étais toujours sous surveillance et je ne faisais confiance à personne parce que tout le monde pouvait me dénoncer. Je n'espérais aucun changement, je croyais que j'allais travailler les champs jusqu'à la fin de ma vie, mais le besoin d'écrire, de consigner ce que je vivais, ce qui se passait autour de moi était tellement fort que j'écrivais quand même. J'enterrais aussitôt tout ce que j'écrivais, ou je le cachais dans la natte de paille qui me servait de matelas. Je prenais de gros risques, car si on l'avait découvert, j'aurais pu être jeté en prison ou tout simplement fusillé. J'ai eu de la chance, personne ne s'en est jamais aperçu. J'écrivais pour moi, juste pour me sentir vivant et, par moments, presque libre. C'était plus qu'imprudent, mais cela en valait largement la peine.
– Quand avez-vous pu quitter la campagne?
– Quand la Révolution culturelle a pris fin. J'étais parmi les premiers à être rappelés parce qu'on commençait à rétablir les relations diplomatiques avec les pays occidentaux et on avait besoin des gens qui connaissaient les langues. Petit à petit, les écrivains sont rentrés de la campagne, ils ont repris leur plume. A la fin des années 70, au début des années 80, il y a eu en Chine une renaissance de la création littéraire, de l'intérêt pour la littérature classique, de l'ouverture vers l'étranger.
– Vous avez repris votre travail de traducteur?
– J'ai traduit quelques livres, Ionesco, Prévert entre autres, j'étais critique littéraire, je présentais la littérature française, surtout contemporaine. J'écrivais aussi des pièces de théâtre. J'ai lancé le courant moderniste en Chine. Au début des années 80, j'étais un écrivain reconnu, un des premiers jeunes écrivains professionnels, je vivais de ma plume. Oui, pendant quelques années on pouvait écrire, on pouvait même publier.
– Quelles étaient les limites de cette liberté? La censure existait quand même?
– Oui, bien sûr, il y avait toujours la censure du parti très stricte qui allait jusqu'à l'interdiction des pièces ou des romans. Il y a eu plusieurs changements du climat politique. Certaines périodes étaient relativement libérales, d'autres ne l'étaient pas du tout. Par moments, la création littéraire était possible, ensuite la répression se renforçait. Quelle que soit la situation, je continuais à écrire, même en sachant qu'il n'était pas question de publier ni de montrer mes manuscrits à quiconque. A un moment, j'ai dû tout brûler une fois de plus. Pour finir, je suis devenu la cible d'attaques d'une campagne contre la pollution spirituelle, j'étais l'incarnation de la pollution spirituelle. A l'époque, ce n'était pas drôle, je risquais d'être envoyé de nouveau au camp de travail.
– C'est alors que vous avez effectué le grand voyage à travers la Chine qui a donné La Montagne de l'âme?*
– Oui, pour échapper à cette campagne de persécution, pour ne pas être envoyé au camp de redressement par le travail, pour attendre que ça se calme ou pour me cacher dans un trou si ça devait encore se dégrader. Il y avait, il y a toujours en Chine un mélange de pouvoir totalitaire et de pouvoir d'argent. Les deux sont dangereux, les deux détruisent la Chine.
– A un moment donné, vous avez jugé que le retour était possible.
– Il y avait de nouveau une période d'accalmie relative, qui n'allait pas durer. Fin 1987, j'ai été invité en France, je suis parti et je ne suis plus revenu.
– Aviez-vous déjà été traduit en français, avant de venir en France?
– Très peu, il y avait eu de petits textes dans certaines revues, une nouvelle dans Le Monde. J'étais connu des sinologues, des gens qui s'intéressent vraiment à la littérature contemporaine chinoise, mais pas du grand public.
– Vos débuts en France devaient être difficiles.
– Assez, oui, mais pas trop. Je suis également peintre, tout d'abord je gagnais ma vie en tant que peintre, même si mon activité principale était l'écriture. Les éditeurs s'intéressaient à moi, mais pas vraiment pour mon œuvre littéraire. On savait que j'avais eu des problèmes, on voulait que je parle de la politique, que je dénonce le régime. J'avais beaucoup de difficultés pour La Montagne de l'âme, on voulait que je réduise le volume, on se méfiait de ce livre qui était un mélange de genres et de styles. Mais je disais non, publier n'est pas vraiment important pour moi, écrire si, mais pas publier.
– Vous avez écrit La Montagne de l'âme en France, mais toujours en chinois.
– Je l'ai commencé en Chine et je l'ai terminé ici. Ensuite, j'ai encore écrit en chinois deux pièces de théâtre. J'ai attendu trois ans avant de me mettre au français.
– Au bout de votre troisième année en France, vous avez commencé à écrire directement en français. Comment avez-vous vécu ce passage, vous, un écrivain confirmé qui avait déjà connu le luxe de maîtriser l'écriture? Etait-ce traumatisant ou amusant de se trouver pour la deuxième fois dans la peau d'un débutant?
– Les deux à la fois. Je n'aurais jamais cru que j'écrirais un jour en français. J'ai appris le français pour parler, pour lire, pas pour écrire. Quand je suis arrivé en France, je continuais au début à écrire en chinois, ensuite on me traduisait, j'y ai souvent participé. Mais les deux langues sont tellement différentes que la traduction pose d'énormes problèmes. J'en avais déjà fait l'expérience dans le temps, en traduisant du français en chinois. Ce n'est pas vraiment impossible à condition de faire une traduction souple, et pas mot par mot, pas phrase par phrase. Tout est traduisible, mais il faut être créatif pour arriver à enrichir la langue chinoise, à bien assimiler la langue occidentale. Il y a beaucoup de mauvaises traductions qui laissent grammaticalement la trace des langues occidentales.
– N'est-ce pas vrai pour n'importe quelle traduction?
– Si, mais rarement à ce point. C'est compliqué, ce sont des questions très linguistiques. De nos jours, un écrivain chinois doit créer sa propre langue, trouver un langage chinois tout à fait personnel et contemporain. Il existe un énorme héritage de l'écriture chinoise classique qui, en fait, est un piège. C'est tellement facile de se laisser glisser dans les clichés, dans les expressions archaïques toutes faites, elles sont si belles qu'on n'a qu'à les répéter. C'est facile, mais ce n'est pas de la création, ce n'est pas de l'écriture.
Au début de ce siècle, il y avait un mouvement de renouveau de la langue chinoise moderne, qui est très différente de la langue archaïque littéraire. D'une part, la langue moderne a enrichi cette langue archaïque en assimilant les expressions du langage vivant, d'autre part elle a été influencée par la traduction occidentale. On doit maintenant innover, créer son propre langage en s'appuyant sur ce langage parlé, créé par plusieurs générations d'écrivains chinois de ce siècle. La langue chinoise n'a pas de grammaire formelle, elle n'a pas de conjugaisons, pas de temps, pas de modes. Il n'existe pas d'équivalences avec les langues occidentales, il faut les créer. On a cherché à codifier la langue chinoise au moyen des langues occidentales, d'introduire certaines notions de grammaire occidentales, on a créé plusieurs versions de la grammaire chinoise à l'occidentale. Mais c'est très compliqué, parce que les langues occidentales sont en général très strictes, très figées, tandis que la langue chinoise est extrêmement souple et subtile. Les phrases en langues occidentales sont longues et enchaînées, les phrases chinoises sont faites de quelques mots. Tout est dans le ton. Il y a quatre tons pour un mot et la nuance n'est pas la même selon l'intonation, c'est ça, la beauté de la langue chinoise.
Il m'est arrivé de traduire en chinois une de mes pièces françaises, qui devait être publiée à Taïwan, pas en Chine bien sûr, j'y suis toujours interdit. Je n'y arrivais pas, j'étais incapable de traduire mon propre texte, et en fin de compte, au lieu de traduire, j'ai réécrit la même pièce en chinois. Elle devait ensuite être traduite en allemand. La traductrice, qui connaît et le chinois et le français, a lu les deux versions et m'a dit, mais ce n'est pas possible, qu'est-ce que je dois traduire, quel texte est le bon, lequel dois-je prendre? Je lui ai répondu, tu sais, tu n'as qu'à écrire une version allemande, ce sera la troisième.
– Quel était votre premier texte français?
– C'était Au bord de la vie**. Un jour, le Ministère de la culture m'a passé une commande pour une pièce, et j'ai décidé de l'écrire en français. C'était un défi, c'était une aventure, c'était amusant. J'ai mis trois jours et trois nuits pour faire la première page.
– Le Grand Robert et Le bon usage à portée de la main?
– Bien sûr, tout ça. Ensuite, j'ai montré cette page aux amis, qui m'ont corrigé quelques petites fautes et qui ont dit, ça va, c'est bien. Donc, j'ai continué.
– Puisque les deux langues sont tellement différentes, le passage de l'une à l'autre risque d'influencer assez profondément votre écriture.
– Oui. Ce n'est pas volontaire, c'est l'obligation de la langue. Il y a une sensibilité, une mentalité, une façon de faire qui s'impose à travers une langue. La structure de la langue s'exprime à tous ces niveaux. Il y a une grande différence, c'est surtout la sensibilité qui est très différente. Quand j'écris en français, je vis en français aussi, je n'écoute pas la radio chinoise, je ne lis pas en chinois. Et je n'écris pas sur la Chine. Je n'écrirais pas en français une histoire chinoise, une histoire qui se passe entièrement entre les Chinois, je n'imiterais pas en français la manière de parler chinoise, je ne décrirais pas les comportements chinois. Ce serait faux. Le lecteur français ne le saurait peut-être pas, mais moi, si, je le ressentirais comme faux.
Ça existe, des livres parlant de la Chine et des Chinois, écrits par des écrivains chinois pour le public occidental. Ça marche bien, les éditeurs s'y intéressent beaucoup, je les ai rencontrés, ils m'ont demandé de tels livres. Il y a aussi des films chinois qui ont du succès en Occident, qui plaisent au public standard, que les producteurs adorent. En Chine, ces films paraîtraient ridicules.
– La Montagne de l'âme aussi a trouvé beaucoup de lecteurs, pourtant ce n'est pas vraiment une histoire chinoise écrite pour plaire au public occidental, c'est une histoire humaine qui se passe en effet en Chine, mais qui aurait pu se passer ailleurs.
– C'est vrai. Je déteste qu'on me colle cette étiquette de chinoiserie, j'ai horreur d'être classé comme un écrivain exotique qui raconte des anecdotes chinoises intéressantes.
– Vous parlez de la langue chinoise avec un mélange de fascination et de passion. Pensez-vous ressentir un jour les mêmes sentiments pour votre nouvelle langue?
– Non, ce ne sera pas la même chose. Ce n'est jamais deux fois la même chose.
– La Chine a traversé des périodes mouvementées, au cours de votre vie, et vous y avez été entraîné, par la force des choses. Vous vous trouvez maintenant dans un pays stable, bien organisé, relativement prévisible. Appréciez-vous ce moment de calme?
– Oui, je mène une vie très calme et c'est bien, c'est ce qu'il me faut. Je passe mon temps à peindre et à écrire, surtout à écrire. Je suis content d'être à Paris plutôt qu'ailleurs. Paris, c'est la meilleure ville, tout le monde le sait.
© Cette interview est tirée de L'aventure du bilinguisme, par Aleksandra Kroh, aux Editions L'Harmattan, Paris, 2000. Il s'agit d'une série d'entretiens de l'auteur, écrivain elle-même, avec d'autres auteurs écrivant dans une autre langue que la leur.
*Editions de l'Aube, 1995.
** Editions Lansman, 1993.
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