Pour y mettre de l'ordre, il faut d'abord reconnaître qu'il s'agit d'un débat à deux niveaux. Le premier concerne notre Etat de droit, et c'est le plus facile à trancher. Non, bien sûr, personne ne soutient sérieusement, à part justement quelques extrémistes isolés, que nous devrions modifier nos lois fondamentales pour les adapter aux pratiques dérivées de la charia. Parmi les exemples évoqués ci-dessus, le seul qui ait suscité une discussion sur la loi est celui des carrés confessionnels. Et ce débat s'est limité à deux cantons, Genève et Neuchâtel, dont la législation se distingue des autres par son caractère restrictif. Pour le reste, les craintes émises face au délitement de nos lois recouvrent en fait une crainte plus sournoise: celle du délitement de nos valeurs.
C'est le deuxième niveau du débat, le plus explosif. Il faut d'abord rappeler qu'il a eu lieu à chaque immigration importante. Les Italiens, que nous côtoyons aujourd'hui comme des frères européens presque identiques à nous, semblaient inassimilables et dangereux pour notre identité à James Schwarzenbach et à ses émules. Il faut reconnaître ensuite qu'il se pose aujourd'hui en des termes spécifiques, sans doute plus complexes. Au centre de cette nouvelle complexité se trouve la distinction entre sphère privée et sphère publique. Le débat sur le foulard est à cet égard révélateur: quoi de plus privé que de choisir, dans les limites de la décence, la façon dont on souhaite s'habiller?
C'est ce que font, sans arrière pensée politique, beaucoup de musulmanes récemment immigrées, qui n'ont simplement pas changé de costume à leur arrivée en Suisse. Mais le foulard des intégristes, porté comme une bannière, a, lui, une portée publique incontestable et cela brouille tout.
On retrouve cette difficulté dans le malaise suscité à Fribourg par l'affaire de la piscine du collège Saint Michel. Certaines musulmanes pratiquantes souhaitent se baigner en privé, loin notamment des regards masculins. On pourrait considérer que c'est leur affaire: certains bains publics ont encore aujourd'hui des heures réservées aux femmes. Mais dans les cas des musulmans c'est, jugeons-nous, une revendication publique qui est émise: celle de faire reconnaître dans l'espace public suisse la ségrégation des sexes prônée par la charia. Et c'est dans les cantons où seuls sont admis, pour des raisons historiques, les cimetières publics que la question des carrés confessionnels a fait problème.
Où placer la barrière? C'est, très littéralement, un choix de civilisation. Nos sociétés laïques ont conquis de haute lutte le droit pour leurs citoyens à une large sphère privée où ils s'organisent à leur guise selon leurs préférences alimentaires, religieuses ou sexuelles. Le monde musulman, comme une grande partie des sociétés non occidentales, a une conception opposée qui fait une place beaucoup plus congrue aux choix individuels. En légiférant sur le foulard islamique, la France a procédé à une proclamation symbolique de son attachement aux valeurs laïques et égalitaires. Mais elle a cédé du terrain sur ce plan fondamental, puisqu'elle a étendu la puissance publique de la loi dans la sphère très privée du choix du vêtement. En Suisse, d'autres habitudes d'arbitrage entre religions et une réalité moins explosive ont jusqu'ici favorisé une démarche pragmatique qui préserve au maximum la sphère privée des musulmans comme celle des autres citoyens. Tant qu'elle n'implique ni négociation ni démission sur la loi, qui doit rester la même pour tous, cette approche n'a aucune raison d'être révisée. Elle n'a pas le même pouvoir de rassurer que celle, plus déclamatoire, choisie par nos voisins français mais elle est au moins aussi fidèle à nos valeurs fondamentales. Sa difficulté est qu'elle réclame une plus grande confiance dans la résilience de notre démocratie. Et cette confiance est sans doute ce qui, aujourd'hui, manque le plus.