Les déserteurs russes: avant tout Russes, ou déserteurs?
ÉDITORIAL. Les jeunes citadins ont fui la Russie par dizaines de milliers pour s’installer en Géorgie ou en Arménie. Par conviction politique ou par simple confort personnel? Leur présence suscite une animosité certaine dans les pays qui les accueillent

Il y a deux sortes de réfugiés russes. Les premiers, qui ne veulent plus rien avoir en commun avec le pays de Vladimir Poutine, refont déjà leur vie, le plus loin possible du Kremlin: en Argentine, au Chili, en Australie. Puis il y a les seconds. Ils sont en Turquie, en Arménie, en Géorgie surtout. Ils ont fui la mobilisation, mais ne sont pas à proprement parler des «déserteurs». Ils ne trouvent pas leur place dans la dérive russe actuelle, mais n’entendent pas trop s’éloigner. Ils reviendront, le moment venu. En attendant, ils recréent entre eux, à Istanbul, à Erevan ou à Tbilissi, une Russie à leur image, entreprenante, souriante et connectée.
C’est sûr: pour certains, ces exilés ont à cœur de se donner des gages de moralité. Ici ou là, ils viennent en aide aux réfugiés ukrainiens qu’ils côtoient désormais dans leur exode. Ils entament parfois leur propre thérapie collective, ou peuvent assister à des cours de géopolitique. Mais ces «cerveaux» russes, jeunes citadins souvent férus de technologie, et financièrement aisés, donnent avant tout l’impression de vouloir poursuivre la vie insouciante qu’ils menaient à Moscou, à Saint-Pétersbourg ou à Nijni-Novgorod. Une recherche de confort personnel à l’écart de la politique.
Soupçonnés de réflexes impériaux
Plus encore: les exilés sont soupçonnés dans leur pays d’accueil d’apporter avec eux des réflexes impériaux, un certain complexe de supériorité et une inculture complète en termes d’histoire récente. Ce même cocktail, en somme, qui a été à l’origine de la guerre lancée contre l’Ukraine, un pays dont le Kremlin nie non seulement la souveraineté mais aussi l’existence même. Un cocktail d’autant plus difficile à avaler dans un pays comme la Géorgie, où 20% du territoire national reste aujourd’hui occupé par les envahisseurs russes.
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Ces exilés, en se frottant à la réalité et aux animosités qu’ils suscitent, deviendront-ils le moteur d’une future transformation de la Russie? C’est une hypothèse. Dans l’immédiat, cependant, cet exode des forces les plus vives et les plus ouvertes du pays laisse présager une Russie où les nationalistes radicaux pourraient laisser libre cours à leur propagande. Avec cette sorte «d’épuration» naturelle à l’œuvre dans les villes, un vide se crée entre des va-t-en-guerre extrémistes et une population rurale russe déshéritée, obéissante et résignée.
En Ukraine, cette même génération hyper-ouverte et citadine semble à la manœuvre pour défendre une nation agressée dont elle se sent enfin entièrement partie prenante. En Russie, c’est l’inverse. Du moins pour le moment; du moins, au terme de cette première année de guerre. Le contraste est saisissant.
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