Il fut un temps, pas si lointain, où l’on aimait la controverse. Où la pensée, fût-elle considérée comme rétrograde, subversive, extrémiste, séditieuse, militante, révolutionnaire ou sale, faisait partie intégrante du débat public. Ce temps est révolu. La ville de Genève a ainsi fait savoir qu’Eric Zemmour n’était pas le bienvenu dans la Cité de Calvin. Partant, le Conseil administratif à majorité de gauche a refusé de mettre à disposition pour cette venue le restaurant du parc des Eaux-Vives, invoquant des raisons sécuritaires, a-t-il prétexté.

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Prétexté, oui, car à l’heure qu’il est, rien n’annonce que le polémiste français mettrait le feu à la ville. Soit dit en passant, c’est aussi l’avis du conseiller d’Etat chargé de la sécurité, Mauro Poggia. En revanche, tout indique que la colère des allergiques à Zemmour – qui s’exprime par une pétition en ligne, sur les réseaux sociaux, sur les murs avec force tags vengeurs – est une douce musique à l’oreille du collège.

Un signe de vitalité

Pourtant, celui-ci aurait mieux fait de se taire. Que la consternation d’une partie de la population se manifeste devant la venue du probable candidat à l’élection présidentielle française est un signe de vitalité. Que les pouvoirs publics s’arrogent le droit de censurer le trublion avant même qu’il ait proféré des inepties tombant sous le coup de la loi, au nom de ce qui est tolérable ou non, est un coup de couteau à la liberté d’expression.

Depuis quelque temps, nos sociétés glissent à une vitesse phénoménale vers la police de la pensée. Après la correction politique qui fut notre pain quotidien pendant une vingtaine d’années, voici servi le plat de résistance: le «penser juste», relayé par des autorités politiques. Mais qui sont-elles pour en décider? Ne savent-ils plus, les nouveaux censeurs, que l’esprit critique se forge au contact de la pluralité des opinions? Autrement dit, que pour penser juste, si tant est que cela soit possible, il faut se frotter au penser faux? Ignorent-ils que le manichéisme conduit aux outrances du populisme? L’histoire regorge de pensées contraintes, de dogmes, pour le malheur de la collectivité.

Un postulat de délit d’opinion

Bien sûr, on ne peut pas tout dire. C’est pour cette raison qu’il existe un arsenal législatif afin de punir notamment les injures et provocations à la haine, sous le coup duquel est déjà tombé le polémiste, condamné par deux fois en France – même s’il ne possède pas le même passif qu’un Dieudonné ou un Soral. S’il devait déraper à Genève, nul doute qu’il serait appelé à en répondre.

C’est donc bel et bien sur la base du postulat de délit d’opinion, à l’aune restrictive de la morale actuelle, que certains politiciens ont été conduits à satisfaire aux principes du bien penser qu’ils portent haut. Mais passez Zemmour par le fil de l’épée, et il en reviendra des milliers.


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