C’était, à beaucoup d’égards, un coup d’État d’opérette. Des soldats, l’air médusé, stationnés sur le Bosphore, des chars d’assaut devant l’aéroport et les locaux de la télévision: comme une bouffée de nostalgie martiale, cherchant à revenir 30 ans en arrière. Comme si la Turquie, et le monde, n’avaient pas changé d’époque entre-temps.

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Un coup d’opérette mais aux conséquences potentielles dévastatrices. En Egypte, au nom d’un «retour à la démocratie», l’armée est venue à bout d’un président Morsi dont le régime offrait quelques ressemblances avec celui du Turc Recep Tayyip Erdogan. Depuis lors, le pire s’est abattu sur les Egyptiens, y compris sur ceux qui avaient soutenu au départ avec enthousiasme le coup de force de l’armée.

Nul enthousiasme dans les rues d’Istanbul ou d’Ankara en voyant défiler les chars. Mais au contraire une foule qui, après un rocambolesque appel du président via son smartphone, retransmis en direct par les télévisions, a démontré le soutien bien réel dont bénéficie Erdogan au sein d’une bonne partie de la population turque.

L’un des paradoxes: que ce soient, précisément, la vitalité des médias turcs et les réseaux sociaux qui aient permis le repêchage si rapide d’un président qui avait tout fait jusqu’ici pour verrouiller la liberté de presse et d’opinion. Car il y a de profondes ambiguïtés dans cette victoire d’un Erdogan drapé aujourd’hui dans les habits du défenseur de la démocratie. La preuve: l’Allemagne et la France, parmi d’autres, n’ont salué ce sauvetage que du bout des lèvres. Et les relations entre Ankara et Washington sont à ce point altérées que l’entourage d’Erdogan en est venu à soupçonner publiquement l’administration de Barak Obama d’être derrière la tentative de coup.

Recep Tayyip Erdogan ne paie pas seulement son tournant de plus en plus clairement autoritaire. Sa politique erratique, dans une région en flammes, a fait de lui un facteur de risque supplémentaire, bien davantage qu’un élément de stabilisation. Et ce danger ne fait que s’accroître à la faveur de ce putsch avorté. L’ampleur du «nettoyage» entrepris dans les rangs de l’armée mais aussi au sein de l’appareil judiciaire turc laisse entrevoir d’autres «purges» probables parmi tous les opposants, réels ou supposés, qui pourraient encore barrer la route du président-sultan.

Alors que la guerre contre le PKK kurde, le conflit en Syrie et les menaces d’attentat plaçaient l’armée au centre de l’échiquier turc, celle-ci aura beaucoup de peine à se relever indemne de cet épisode. Erdogan, pendant ce temps, débarrassé de tout contre-pouvoir, pourrait bien accélérer le retournement stratégique, et largement opportuniste, qu’il a déjà amorcé: un rapprochement avec la Russie? Il est dans les plans, tout comme l’instauration d’une sorte d’arrangement entre despotes régionaux (l’Egypte?, A terme, la Syrie?). Les putschistes ont perdu en Turquie, mais la démocratie, sans doute, aussi.

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