Dans ce numéro spécial du magazine T, toutes les illustrations ont été générées par différentes intelligences artificielles, assistées toutefois d’une intelligence humaine, celle du photographe lausannois Mathieu Bernard-Reymond.

Lorsque, au début de septembre, nous avons commencé à concevoir ce numéro spécial, DALL·E 2 – le plus célèbre logiciel de génération d’images par intelligence artificielle – était seulement accessible sur liste d’attente. Depuis quelques semaines, il est ouvert à toutes et tous, et, déjà, les réseaux numériques sont inondés d’images plus ou moins réalistes de chatons cosmonautes à la Picasso et d’éléphants en tutu version heroic fantasy. Gadget bêtifiant? Il ne faudrait pas s’y tromper: ces plateformes ne sont pas (seulement) le nouveau joujou numérique qui sert à procrastiner au bureau. Leur accès intuitif fondé sur le langage naturel, leur puissance renversante (on ne la mesure vraiment qu’en essayant par soi-même) et leur démocratisation massive nous placent au seuil d’un monde nouveau. Une révolution de l’image est en cours, au moins aussi importante que l’invention de la photographie (qui, rappelons-le, n’a pas tué la peinture, mais en a élargi les perspectives).

Comme média tributaire et prescripteur d’images, nous avons très tôt eu l’envie de nous coltiner cette puissance nouvelle. Ainsi, pour ce numéro spécial, nous nous sommes associés à Mathieu Bernard-Reymond, un artiste lausannois déjà familier de ces outils. Pour nous, il a généré presque toutes les images de cette édition (une seule, dans ces pages, a été dessinée par un illustrateur de chair et d’os. Saurez-vous la reconnaître?).

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Un générateur d'images ne peut pas tout

De cette collaboration exceptionnelle, nous avons retenu trois leçons. D’abord, qu’il faut embrasser le hasard. L’imperfection actuelle – et temporaire – de ces outils recèle un formidable potentiel esthétique et humoristique: profitons-en! En couverture de cette édition, nous avons choisi non pas une image créée à partir d’une demande formelle (les essais que nous avons faits en ce sens se sont révélés étrangement décevants), mais une image «accidentelle», le produit fortuit de tentatives hasardeuses, une image qu’aucun être humain n’avait imaginée. Nous aurions pu la reléguer au bêtisier, nous en avons fait la une.

Deuxième leçon: nous avons vite compris qu’un générateur d’images ne peut pas tout. Pour l’heure, les possibilités de représenter des personnalités existantes ou des lieux précis restent limitées (mais cela progresse très vite). Raison pour laquelle nous avons soigneusement évité d’inscrire à ce sommaire des interviews ou des reportages qui auraient requis une iconographie documentaire. On ne fait pas ce genre de numéro spécial sans quelques contorsions éditoriales.

Troisième leçon – la plus importante: le travail de génération d’images ne peut pas être confié à n’importe qui. Seule une personne qui a l’expérience de la production, de l’édition et de la sélection d’images est capable de trouver les bonnes solutions dans l’abondance déroutante qu’offrent ces plateformes.

Entamer l'apprentissage

Alors non, les éditeurs de presse ne pourront pas, demain, se passer entièrement de leurs photographes ni de leurs services icono. En revanche, il est évident que le travail de ces derniers est amené à changer en profondeur. Chaque avancée technologique charrie son lot de craintes. Quels emplois, quel travail, ces logiciels sont-ils en train de menacer? Ceux des artistes? Certainement pas. Elles et eux s’approprieront (ou pas) ce nouveau médium, qui viendra augmenter leur pratique, la diversifier, la bousculer, sans doute pour le meilleur (le portfolio de ce numéro en fait l’étincelante démonstration). En revanche, les craintes légitimes sont du côté des «créatifs» à la petite semaine, tous les fabricants d’images médiocres qui pondent à la commande des illustrations prétextes et des campagnes de pub moches.

Comme tous les progrès techniques importants, la génération d’images va redistribuer les cartes: des modèles d’affaires mourront et d’autres naîtront de leurs cendres. Comme toutes les révolutions, celle-ci profitera à celles et ceux qui, à l’usage et à la réflexion, en comprendront tôt les potentiels et les limites. Nous, au magazine T, nous venons d’entamer cet apprentissage.

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