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Tourisme spatial, l’insoutenable apesanteur de l’être

EDITORIAL - Qu’y a-t-il d’indécent dans le fait de voir les grandes fortunes aller dans l’espace pour le simple plaisir d’embrasser du regard la finitude de notre planète? La question se pose sur plusieurs plans alors que Jeff Bezos lance ce mardi le premier vol habité de son entreprise

Deux Texanes qui se prennent en selfie devant une peinture murale à la gloire de Jeff Bezos et de son frère Mark. — © Thom Baur/Reuters
Deux Texanes qui se prennent en selfie devant une peinture murale à la gloire de Jeff Bezos et de son frère Mark. — © Thom Baur/Reuters

Il y a les lapins pris dans les phares d’une voiture, mi-subjugués, mi-tétanisés. Et il y a nous, pris entre les feux des fusées touristiques et les flashs info relayant les rapports du GIEC.

Ce mardi, Jeff Bezos, fondateur d’Amazon, doit lancer le premier vol habité de son entreprise de tourisme spatial (ou presque), Blue Origin. Une personne qui devait l’accompagner a déboursé aux enchères 28 millions de dollars pour ce privilège de quelques minutes, avant de céder sa place au fils du deuxième plus gros enchérisseur. Ensemble, ils pourront s’extasier à leur tour sur les contours de la Terre, comme le milliardaire Richard Branson avant eux et des centaines de riches voyageurs, déjà sur liste d’attente, après eux.

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Les missions scientifiques, nécessaires, sont une chose. Transformer le ciel en parc d’attractions pour méga-riches en est une autre. Qu’y a-t-il d’indécent dans le fait d’envoyer les plus puissants dans l’espace pour leur plaisir d’embrasser du regard la finitude de notre planète? La question se pose sur plusieurs plans: écologique, d’une part, compte tenu des ressources investies pour y parvenir et des émissions dont ces vols sont à l’origine. Social, d’autre part, avec le signal qu’une telle industrie envoie au commun des mortels. Philosophique, enfin: quel est le sens de ce voyage sans destination? A quels privilèges faudra-t-il s’attendre à la fin du siècle, si l’humanité continue sur sa lancée climatique?

Faire rêver ou laisser songeur?

Malgré les arguments brandis par Branson, Bezos et Musk en matière d’emplois, d’innovation et de compensation carbone, le fait est qu’en 2021 l’opinion publique questionne un peu plus leur bon sens à chaque glissement de terrain. Il y a quelques années, ces explorateurs visionnaires, à qui l’on ne conteste ni un génie entrepreneurial, ni le droit de faire ce qu’ils veulent de leur (bonne) fortune, faisaient encore rêver les foules. Ils laissent aujourd’hui songeur.

Les gens n’ont de toute façon pas tous eu le temps d’applaudir leurs dernières prouesses, trop occupés qu’ils étaient à fuir une crue en Allemagne, un dôme de chaleur au Canada, ou une famine à Madagascar. D’autres, plus chanceux, planifiaient leurs vacances en train «pour le climat», QR code à la main à chaque frontière, en écoutant d’une oreille les experts faire le lien entre changement climatique global et catastrophes météorologiques locales.

La classe politique était, de son côté, ramenée à des considérations bassement terrestres telles que la gestion d’un climat social lui aussi en déliquescence après quinze mois de pandémie, ou encore les débats autour de l’ambitieux Green Deal européen. Le but: réduire les gaz à effet de serre de 55% en 2030 par rapport à 1990, en passant par la fin des voitures à essence et… la taxation du kérosène pour le trafic aérien.

De quoi relancer le débat sur les efforts à consentir par les grands gagnants de la pandémie. Ceux-là mêmes qu’on accuse de vivre «sur une autre planète».

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