opinions
Pour Alain Rodier, directeur de recherche au sein du Centre français de recherche sur le renseignement, le bain de violence de la semaine passée est une fuite en avant des deux parties, armée et Frères musulmans. Il reproche à ces derniers d’être à l’origine des événements
La situation s’est considérablement dégradée le 14 août en Egypte suite à l’intervention des forces de sécurité visant à évacuer des sit-in menés par des partisans de l’ex-président Mohamed Morsi qui duraient depuis plus d’un mois. Elle est toutefois loin d’être aussi claire que ce que certains observateurs laissent entendre.
En fait, il s’agit de la fuite en avant de deux parties aujourd’hui lancées dans des affrontements qui risquent de se transformer en une véritable guerre civile.
D’un côté, les Frères musulmans (soutenus par le Qatar, la Turquie et quelques autres) qui n’ont plus rien à perdre puisque, depuis leur éviction du pouvoir, ils sont menacés de disparaître politiquement et de replonger dans leurs années noires. Mais ils ont des points forts: une bonne organisation qui quadrille le terrain sur l’ensemble du territoire égyptien, des activistes nombreux et déterminés car embrigadés depuis des années et des moyens financiers encore très conséquents, leur permettant de ne pas se soucier de leurs ressources dans les mois à venir. […]
De l’autre côté, l’armée du général Abdel Fattah al-Sissi et la partie «laïque» de la population (il convient de compter les minorités religieuses parmi les «laïques»: les coptes, les chiites, etc.) ne peuvent plus revenir en arrière si elles ne veulent pas un scénario «à l’iranienne» avec l’établissement d’une théocratie – mais cette fois dominée par les Frères musulmans.
Les généraux au pouvoir savent que, désormais, leur salut – et sans doute leur vie – ne tient plus qu’à leur «victoire». L’armée égyptienne est soutenue discrètement par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis: hormis le fait qu’ils sont ravis de damer le pion au Qatar – jugé trop actif sur la scène proche-orientale –, ils craignent surtout pour leur propre gouvernance. Mais ce soutien peut très bien s’arrêter à tout moment en fonction de l’évolution de la situation. A noter que de nombreux responsables politiques et religieux égyptiens ont pris leurs distances avec l’armée, ne voulant pas que leur réputation soit entachée par le bain de violence: ce fut le cas de Mohamed ElBaradei, le vice-président et le cheikh Ahmad el-Tayeb, le grand imam d’Al-Azhar.
Viennent se greffer à cela les salafistes (en partie représentés par le parti Al-Nour), plus extrémistes (religieusement parlant) que les Frères musulmans. Dans un premier temps, ils ont soutenu l’armée car leurs ennemis principaux au sein des populations égyptiennes, généralement pieuses, sont les Frères musulmans. Aujourd’hui ils sont embarrassés, attendant de voir vers où le vent va tourner pour déterminer leur attitude à venir.
Autre composante à prendre en compte, les salafistes-djihadistes plus ou moins liés à Al-Qaida, très présents dans le Sinaï. Leurs deux adversaires sont Israël et l’armée égyptienne. Il est probable qu’ils profitent des désordres actuels pour renforcer leurs positions sur le terrain, pour recruter de nouveaux activistes, etc. Déjà, les déclarations de certains de leurs adeptes sont sans équivoque: appel au djihad, demande d’envoi de combattants internationalistes pour «défendre» les sunnites, etc. L’ennemi est clairement désigné: les «chrétiens et sécularistes, l’armée, la police et les soldats du Pharaon et, derrière eux, les forces juives et les croisées».
Fort logiquement, la communauté internationale «condamne» les violences et souvent demande d’arrêter la répression. Encore faudrait-il bien analyser la situation. Qui en est à l’origine? Les Frères musulmans qui ont manifesté illégalement et qui ont été prévenus par les forces de l’ordre trois jours avant l’assaut (sans compter qu’ils ont tué une quarantaine de membres des forces de l’ordre) ou les forces de sécurité qui ont eu la main très lourde mais qui n’avaient peut-être pas le choix face aux provocations, qui comprenaient des tirs nourris à l’arme de guerre? Il est toujours difficile de dire qui a ouvert le feu le premier mais il est sûr que certains manifestants «pacifiques» étaient dotés d’armes à feu. Certains intellectuels dans le monde arabo-musulman – certes non majoritaires – affirment que face à l’islam radical, le peuple est en état de «légitime défense».
Bien sûr, tout cela est abondamment filmé et passe sur Al-Jazira – la chaîne d’information bien connue du Qatar –, avant d’être repris en boucle par les autres chaînes télévisuelles. La guerre de la propagande va désormais faire rage comme cela a été le cas lors du début des événements dramatiques de Syrie.
Désormais, un scénario à «l’algérienne» est tout à fait envisageable. En 1992, les élections qui devaient amener le Front islamique du salut (FIS) au pouvoir avaient été interrompues par l’armée. Le pays avait alors plongé dans une guerre civile dont des braises sont encore présentes aujourd’hui. Déjà, les Frères musulmans ont déclenché des troubles dans l’ensemble de l’Egypte. Les forces de sécurité sont dans l’impossibilité matérielle d’y faire face. Tout va dépendre des soutiens qu’elles vont pouvoir recevoir de l’extérieur.
Quant aux Frères musulmans, vont-ils faire alliance avec les salafistes-djihadistes? C’est pour le moment une possibilité qui est envisageable localement dans un but tactique. En tout cas, les conséquences de ces événements, incalculables, risquent d’affecter l’ensemble du Proche-Orient.
Directeur de recherche au seindu Centre français de recherchesur le renseignement.Cette tribune a paru sur Slate.fr
L’armée est soutenue discrètement par l’Arabie saoudite et
les Emirats arabes unis
Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.