En se réclamant d’une légitimité populaire qu’il oppose à l’émeute sociale des mécontents, Emmanuel Macron feint d’oublier que son gouvernement venait tout juste de priver les «représentants du peuple» de la possibilité démocratique de voter ou de rejeter le projet de loi qui suscitait la colère sociale. Cette colère gronde pour de multiples raisons au premier rang desquelles cette certitude technocratique qui dépossède le peuple de sa souveraineté. Il convient également de ne pas oublier que le peuple est un corps politique qui émerge bien souvent des colères et des luttes sociales. Victor Hugo dans Les Chants du crépuscule, dont l’écriture suit la Révolution de Juillet de 1830 qui aboutit à la chute de Charles X et de son régime conservateur et autoritaire, l’énonce poétiquement: «Honneur au grand jour qui s’écoule!/Hier vous n’étiez qu’une foule:/Vous êtes un peuple aujourd’hui.»
Emmanuel Macron ne devrait pas feindre d’ignorer l’histoire de nos révolutions, celle de 1789, celle de 1830, celle de 1848, pour ne citer que les plus fondatrices d’un nouvel ordre politique. Il n’y a pas de génération spontanée d’un peuple qui existerait avant des événements de l’Histoire qui lui donne son sens, sa colère et sa raison d’être en combattant «les mornes conseillers de parjure et d’audace» (V. Hugo) d’un pouvoir réactionnaire. Les luttes sociales naissent d’une révolte contre les destructions d’une civilisation qui les a précédées et dont une régression sociale en marche tend à les priver. Toutes n’aboutissent pas à faire sortir la liberté de l’ombre, à faire éclore l’aurore d’un nouvel espoir. Mais, toutes ou presque contiennent en leur sein le germe d’une solidarité et d’une empathie sans lesquelles le peuple n’existe pas.
Lorsque Emmanuel Macron réduit le peuple en colère à l’émeute des foules, il ne fait qu’exprimer ce qu’il voit dans le miroir de son esprit: une foule, des individus massifiés que sa politique doit façonner pour leur apprendre le «progrès». De ne pas y consentir, nous nous vivons comme un peuple, il nous voit comme une foule. Toutes ses réformes, toutes ses postures et ses déclarations, tous les clones qui l’entourent nous «expliquent» le bien-fondé des réformes sans entendre les raisons qui nous les font rejeter. La parole du peuple se heurte au «bavardage» des courtisans et à la voix du «maître». Leurs déclarations politiques tendent à se réduire à des «éléments de langage» assurant le service après-vente des décisions présidentielles et de ses croyances néolibérales. De tels discours se consument en se consommant. Les conditions sociales et politiques ne sont plus réunies pour faire vivre la démocratie et régner la souveraineté populaire. Il manque à cette politique le sol d’une «âme commune» qu’évoquait Victor Hugo. Le président est seul et condamné à des injonctions paradoxales de devoir dénier par ses actes ce que proclament ses paroles. Ce destin s’est écrit dès son élection.
Se souvenir de Machiavel
Emmanuel Macron s’est avancé en conquérant charismatique exploitant la chance que lui offrait la situation. Il a défié toutes les procédures traditionnelles, toutes les grilles de «carrière» et d’«avancement», toute instance de contrôle ou de recrutement des partis… C’est ce qui fait «dans son essence, le statut de l’autorité charismatique [qui] est, par suite, spécifiquement instable» (Max Weber). C’est la raison pour laquelle il exerce son mandat en autocrate solitaire, soutenu par un parti fabriqué à la 6/4/2 avec des transfuges d’autres partis et dont la référence à la souveraineté populaire serait presque comique si elle ne convoyait pas autant de souffrances sociales. Plus que jamais le président français devrait se souvenir de l’analyse politique réaliste de Nicolas Machiavel: «Ceux qui de simples personnes deviennent Princes par le moyen seulement de fortune n’ont pas grand-peine à y parvenir mais beaucoup à s’y maintenir; et ils ne trouvent pas fort mauvais chemin au commencement, car ils y volent, mais toutes les difficultés naissent après qu’ils sont en place.»
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